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Ils fermèrent si violemment la porte, que Lacheneur, réveillé par la secousse, se leva.

La femme de l’aubergiste était seule dans la première pièce.

– Où sont mes amis?… demanda-t-il vivement, où est votre mari?…

Troublée, émue, cette femme essaya de balbutier quelques excuses… N’en trouvant pas, elle se laissa tomber à genoux, en criant:

– Sauvez-vous, monsieur, sauvez-vous… vous êtes trahi!…

Brusquement, Lacheneur se rejeta en arrière, cherchant de l’œil une arme pour se défendre, une issue pour fuir.

Il avait pu se croire abandonné; mais trahi… non, jamais.

– Qui donc m’a vendu?… fit-il d’une voix étranglée.

– Vos amis, ces deux hommes qui soupaient là, à cette table.

– Impossible, madame, impossible!…

C’est qu’il était à mille lieues de soupçonner les calculs et les espérances des deux métayers, et il ne pouvait pas, il ne voulait pas les croire capables de le livrer ignoblement pour de l’argent.

– Cependant, poursuivait la femme de l’aubergiste, toujours à genoux, ils viennent de partir pour Saint-Jean-de-Coche où ils vont vous dénoncer… Je les ai entendus dire comme cela que votre vie rachèterait la leur… Ils vont pour sûr ramener les gendarmes!… Pourquoi faut-il que j’aie encore cette honte d’avouer que mon mari, lui aussi, est allé vous vendre…

Lacheneur comprenait maintenant!… Et ce suprême malheur, après tant de misères, brisa les derniers ressorts de son énergie.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux et il s’affaissa sur une chaise en murmurant:

– Qu’ils viennent donc, je les attends… Non, je ne bougerai pas d’ici!… C’est trop disputer une misérable existence.

Mais la femme du traître s’était relevée, et elle s’attachait obstinément aux vêtements du malheureux, elle le secouait, elle le tirait, elle l’eût porté si elle en eût eu la force.

– Vous ne resterez pas, disait-elle avec une véhémence extraordinaire… Partez, sauvez-vous!… Je ne veux pas que vous soyez pris ici, cela nous porterait malheur!

Ebranlé par ces adjurations violentes, l’instinct de la conservation reprenant le dessus, Lacheneur se leva et s’avança jusque sur le seuil de l’auberge.

La nuit était noire, et un brouillard glacé épaississait encore les ténèbres.

– Voyez, madame! fit doucement le pauvre fugitif. Comment me guider à travers ce pays de montagnes que je ne connais pas, où il n’y a point de routes, où les sentiers sont à peine frayés…

D’un geste rapide, la femme de Balstain poussa Lacheneur dehors, et le tournant comme un aveugle qu’on remet en son chemin:

– Marchez droit devant vous, dit-elle, toujours contre le vent… Dieu vous protège!… Adieu!

Il se retourna pour demander quelques explications encore, mais la femme était rentrée dans l’auberge et avait refermé la porte.

Il s’éloigna donc, soutenu par l’excitation d’une fièvre terrible, et durant de longues heures il marcha… Il n’avait pas tardé à perdre la direction, et il errait au hasard, à travers les montagnes de la frontière, transi de froid, buttant à chaque pas contre des roches, tombant parfois et se relevant meurtri…

Comment il ne roula pas au fond de quelque précipice, c’est ce qu’il est difficile d’expliquer.

Ce qui est sûr, c’est qu’il s’égara complètement, et le soleil était déjà bien haut sur l’horizon, quand enfin il aperçut au milieu de ces mornes solitudes un être humain à qui demander où il se trouvait.

C’était un petit berger qui s’en allait, chassant quatre chèvres, et qui, effrayé de l’aspect de cet étranger qui lui apparaissait, refusa d’abord d’approcher.

Une pièce de monnaie l’attira pourtant.

– Vous êtes, monsieur, dit-il en mauvais patois, tout au sommet de la chaîne, et juste sur la ligne de la frontière… Ici est la France, là c’est la Savoie…

– Et quel est le village le plus proche?…

– Du côté de la Savoie, Saint-Jean-de-Coche; du côté de la France, Saint-Pavin…

Ainsi, après tant de prodigieux efforts, Lacheneur ne s’était pas éloigné d’une lieue de l’auberge de Balstain…

Consterné par cette découverte, il demeura un moment indécis, délibérant…

À quoi bon!… Les infortunés voués à la mort choisissent-ils?… Toutes les routes ne les mènent-elles pas fatalement à l’abîme où ils doivent rouler!…

Il se souvint des carabiniers royaux dont l’avait menacé la femme de l’aubergiste, et lentement, avec des difficultés inouïes, il descendit les pentes roides qui le ramenaient en France.

Il venait d’entrer sur le territoire de Saint-Pavin, quand, devant une cabane isolée, il aperçut une jeune femme, fraîche et jolie, qui filait assise au soleil.

Péniblement il se traîna jusqu’à elle, et d’une voix expirante il lui demanda l’hospitalité.

À la vue de ce malheureux hâve et pâle, aux vêtements souillés de boue et de sang, la jolie paysanne s’était levée, plus surprise évidemment qu’effrayée.

Elle l’examinait et elle reconnaissait que son âge, sa taille et ses traits se rapportaient à un signalement publié au tambour et répandu à profusion sur toute cette frontière…

– Vous êtes, dit-elle, celui qui a conspiré, qu’on cherche partout et dont on promet deux mille pistoles!…

Lacheneur tressaillit.

– Eh bien! oui, répondit-il après un moment de silence, je suis Lacheneur… Livrez-moi si vous voulez… mais, par pitié, donnez-moi un morceau de pain et laissez-moi prendre un peu de repos…

À ce mot: livrez-moi, la jolie jeune femme avait eu un geste d’horreur et de dégoût.

– Nous, vous vendre, monsieur, dit-elle… Ah! vous ne connaissez pas les Antoine!… Entrez chez nous, monsieur, et jetez-vous sur notre lit, pendant que je préparerai des œufs au lard… Quand mon mari sera rentré, nous aviserons…

La journée était bien avancée, quand parut le maître de la maison, un robuste montagnard à l’œil ouvert et franc…

En apercevant cet étranger, assis devant son âtre, il pâlit affreusement.

– Malheureuse!… dit-il à sa femme, tu ne sais donc pas que l’homme chez qui celui-ci sera trouvé sera fusillé et que sa maison sera rasée!…

Lacheneur se leva frissonnant.

Il ne savait pas cela, lui! Il connaissait le chiffre de la prime promise à l’infamie, il ignorait de quelles terribles peines on menaçait les gens d’honneur.