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Cet homme, qui était un peu en ribote, racontait des choses étranges.

Il assurait que toute la campagne, à dix lieues à la ronde, avait pris les armes, et que M. le baron d’Escorval était à la tête du soulèvement.

Lui-même se fût joint volontiers aux conjurés, s’il n’eût eu une vache près de vêler…

Il ne doutait pas du succès, affirmant que Napoléon II, Marie-Louise et tous les maréchaux de l’Empire étaient cachés à Montaignac…

Hélas! il faut bien l’avouer, Lacheneur ne reculait pas devant des mensonges plus grossiers encore, dès qu’il s’agissait de gagner des complices à sa cause.

Mme d’Escorval ne devait pas s’arrêter à ces fables ridicules, mais elle put croire, elle crut que le baron était en effet le chef de ce vaste complot.

Ce qui eût absolument consterné tant de femmes à sa place, la rassurait.

Elle avait en son mari une foi entière, absolue, indiscutée. Elle le voyait bien supérieur à tous les autres hommes, impeccable, infaillible pour ainsi dire. Du moment où il disait «cela est,» elle croyait.

Donc, si son mari avait organisé une conspiration, c’était bien. S’il s’était aventuré, c’est qu’il espérait réussir. Donc, elle était sûre du succès.

Impatiente cependant de connaître les résultats, elle expédia le jardinier à Sairmeuse, avec ordre de s’informer adroitement et d’accourir dès qu’il aurait recueilli quelque chose de positif.

Il revint sur le coup de deux heures, blême, effaré, tout en larmes.

Le désastre était déjà connu et on le lui avait raconté avec les plus épouvantables exagérations. On lui avait dit que des centaines et des milliers d’hommes avaient été tués et que toute une armée se répandait dans la campagne, massacrant tout…

Pendant qu’il parlait, Mme d’Escorval se sentait devenir folle.

Elle voyait, oui, positivement elle voyait son fils et son mari morts… pis encore: mortellement blessés et agonisant sur le grand chemin… ils étaient étendus sur le dos, les bras en croix, livides, sanglants, les yeux démesurément ouverts, râlant, demandant de l’eau… une goutte d’eau…

– Je veux les voir!… s’écria-t-elle avec l’accent du plus affreux égarement… J’irai sur le champ de bataille, et je chercherai parmi les morts, jusqu’à ce que je les trouve… Allumez des torches, mes amis, et venez avec moi… car vous m’aiderez, n’est-ce pas?… Vous les aimiez, eux si bons!… Vous ne voudriez pas laisser leurs corps sans sépulture!… Oh! les misérables!… les misérables, qui me les ont tués…

Les domestiques s’étaient empressés d’obéir, quand retentit sur la route le galop saccadé et convulsif d’un cheval surmené, et le roulement d’une voiture.

– Les voilà!… s’écria le jardinier, les voilà!…

Mme d’Escorval, suivie de ses gens, se précipita dehors juste assez à temps pour voir un cabriolet entrer dans la cour, et le cheval fourbu, rendu, épuisé, manquer des quatre fers et s’abattre.

Déjà l’abbé Midon et Maurice avaient sauté à terre, et ils soulevaient, ils attiraient un corps inanimé, étendu en travers, sur les coussins…

L’énergie si grande de Marie-Anne n’avait pu résister à tant de chocs successifs; la dernière scène l’avait brisée. Une fois en voiture, tout danger immédiat ayant disparu, l’exaltation désespérée qui la soutenait tombant, elle s’était trouvée mal, et tous les efforts de Maurice et du prêtre pour la ranimer étaient demeurés inutiles.

Mais Mme d’Escorval ne pouvait reconnaître Mlle Lacheneur sous ses vêtements masculins…

Elle vit seulement que ce n’était pas son mari qui était là, et elle sentit comme un frisson mortel qui lui montait des pieds jusqu’au cœur…

– Ton père!… Maurice, dit-elle d’une voix étouffée, et ton père!…

L’impression fut terrible.

Jusqu’à ce moment, Maurice et le curé de Sairmeuse s’étaient bercés de cet espoir que M. d’Escorval serait rentré avant eux…

Maurice chancela à ce point qu’il faillit laisser échapper son précieux fardeau. L’abbé s’en aperçut, et sur un signe de lui, deux domestiques soulevèrent doucement Marie-Anne et l’emportèrent…

Alors il s’avança vers Mme d’Escorval.

– Monsieur le baron ne saurait tarder à arriver, madame, dit-il à tout hasard, il a dû fuir des premiers…

Ah! Maurice, sur la lande, avait bien jugé sa mère… Sur ce mot, elle se redressa.

– Le baron d’Escorval ne peut avoir fui, interrompit-elle… Un général ne déserte pas en face de l’ennemi… Si la déroute se met parmi ses soldats, il se jette au-devant d’eux, il les ramène au combat où il se fait tuer…

– Ma mère! balbutia Maurice, ma mère!…

– Oh!… ne cherchez pas à m’abuser!… Mon mari était le chef du complot… les conjurés battus et dispersés se sauvent lâchement… Dieu ait pitié de moi!… mon mari est mort!

Si perspicace que fût l’abbé, il ne pouvait comprendre, il pensa que la douleur égarait la raison de cette femme si éprouvée…

– Eh! madame! s’écria-t-il, M. le baron n’était pour rien dans ce mouvement, bien loin de là…

Il s’arrêta; ceci se passait dans une cour fermée seulement par une grille, à la lueur des flambeaux allumés par les gens; de la route on pouvait voir… il comprit l’imprudence.

– Venez, madame, fit-il en entraînant la baronne vers la maison, et vous aussi, Maurice, venez!…

C’est avec la docilité passive et muette des grandes douleurs que Mme d’Escorval suivit le curé de Sairmeuse…

Son corps seul agissait, machinalement; son âme et sa pensée s’envolaient à travers les espaces, vers l’homme qui avait été tout pour elle et dont l’âme et la pensée, sans doute, l’appelaient du fond de l’abîme où il avait roulé…

Mais quand elle eût passé le seuil du salon, elle tressaillit et quitta le bras du prêtre, brusquement ramenée au sentiment de la réalité présente…

Elle venait d’apercevoir Marie-Anne sur le canapé où les domestiques l’avaient déposée.

– Mlle Lacheneur!… balbutia-t-elle, ici, sous ce costume… morte!…

On devait la croire morte, en effet, la pauvre enfant, à la voir ainsi roide et glacée, livide, comme si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang. Son visage si beau avait l’immobilité du marbre, ses lèvres blanches s’entr’ouvraient sur ses dents convulsivement serrées et un large cercle, d’un bleu intense, cernait ses paupières fermées.

Ses longs cheveux noirs, qu’elle avait roulés pour les glisser sous son chapeau de paysan, s’étaient détachés, ils s’éparpillaient opulents et splendides sur ses épaules et traînaient jusqu’à terre…