Изменить стиль страницы

Prières, menaces, tout échoua contre une incompréhensible obstination. Ils voulaient y voir clair, disaient-ils…

Pauvres gens!… Ils n’avaient certes conscience ni des difficultés, ni des périls de l’entreprise.

On leur avait fait de si belles promesses, quand on les avait enrôlés, on les avait grisés de tant d’espérances!… Ils s’en allaient à la conquête d’une place de guerre, défendue par une nombreuse garnison, comme à une partie de plaisir…

Et gais, insouciants, animés de l’imperturbable confiance de l’enfant, ils marchaient bras dessus bras dessous, en chantant des chansons patriotiques.

À cheval, au milieu de la troupe, M. Lacheneur sentait ses cheveux blanchir d’angoisse.

Ce retard de deux heures n’allait-il pas tout perdre?… Que devaient penser les autres, à la Croix-d ’Arcy?… Que faisaient-ils en ce moment?…

– Avançons!… répétait-il, avançons!…

Seuls les chefs, Maurice, Chalouineau, Jean, Marie-Anne et une vingtaine de vieux soldats de l’Empire, comprenaient et partageaient le désespoir de Lacheneur. Ils savaient, eux, ce qu’ils risquaient au terrible jeu qu’ils jouaient. Et eux aussi, ils répétaient:

– Plus vite, marchons plus vite!…

Exhortations stériles!… Il plaisait à ces gens de marcher ainsi, lentement.

Et même, tout à coup, la bande entière s’arrêta. Quelques-uns, en tournant la tête, avaient vu briller les lanternes de la voiture de Mlle de Courtomieu…

Elle arrivait au grand trot, elle rejoignit la colonne, on reconnut la livrée, une immense clameur la salua.

M. de Courtomieu, par son âpreté au gain, s’était fait plus d’ennemis que le duc de Sairmeuse. Tous ces paysans qui, plus ou moins, croyaient avoir à se plaindre de sa cupidité, étaient ravis de cette occasion qui se présentait de lui faire une peur épouvantable.

Car, en vérité, ils ne songeaient qu’à cette vengeance: le procès devait le prouver.

Grande fut donc la déception quand, la portière ouverte, on n’aperçut à l’intérieur que Mlle Blanche et tante Médie qui poussait des cris perçants.

Mlle de Courtomieu était brave.

– Qui êtes-vous? demanda-t-elle hardiment, et que voulez-vous?…

– Demain vous le saurez, répondit Chanlouineau qui s’était avancé. Pour ce soir, vous êtes notre prisonnière.

– Vous ignorez qui je suis, mon garçon, je le vois bien…

– Pardonnez-moi, et c’est pour cela que je vous prie de descendre… Il faut qu’elle descende, n’est-ce pas, M. d’Escorval?

– Eh bien!… Moi je déclare que je ne descendrai pas, dit Mlle Blanche; arrachez-moi d’ici, si vous l’osez!…

On eût osé, certainement, sans Marie-Anne qui arrêta plusieurs paysans prêts à s’élancer.

– Laissez passer librement Mlle de Courtomieu, dit-elle.

Mais cela pouvait avoir de telles conséquences, que Chanlouineau eut le courage de résister.

– Cela ne se peut, Marie-Anne, dit-il; elle irait prévenir son père… Il faut la garder en ôtage, sa vie peut répondre de la vie de nos amis.

Mlle Blanche n’avait pas plus reconnu le déguisement masculin de son ancienne amie qu’elle n’avait soupçonné le but de ce grand rassemblement d’hommes.

Le nom de Marie-Anne prononcé après celui de d’Escorval l’éclaira.

Elle comprit tout, et frémit de rage à cette pensée qu’elle était à la merci de sa rivale. Du moins ne voulut-elle pas subir de protection.

– C’est bien, fit-elle… nous descendons.

Son ancienne amie l’arrêta.

– Non, dit-elle, non!… Ce n’est pas ici la place d’une jeune fille.

– D’une jeune fille honnête, devriez-vous dire.

Chanlouineau était à deux pas, armé: si un homme eût tenu ce propos, il était mort. Marie-Anne ne daigna pas entendre.

– Mademoiselle va rebrousser chemin, ordonna-t-elle, et comme elle pourrait gagner Montaignac par la traverse, deux hommes vont l’accompagner jusqu’à Courtomieu…

Elle commandait, on obéit. La voiture, retournée, s’éloigna, mais non si vite que Marie-Anne ne pût entendre Mlle Blanche qui lui criait:

– Garde-toi bien, Marie-Anne!… Je te ferai payer cher l’insulte de ta générosité!…

Les heures volaient, cependant…

Cet incident venait de prendre dix minutes encore, dix siècles, et pour comble les dernières apparences d’ordre avaient disparu.

M. Lacheneur pleurait de rage; mais il comprit la nécessité d’un parti suprême; tout retard désormais devenait mortel.

Il appela Maurice et Chanlouineau.

– Je vous remets le commandement, leur dit-il, faites tout au monde pour hâter la marche de ces insensés… Moi, je cours à la Croix-d ’Arcy… il y va de notre vie à tous.

Il partit, en effet, mais arrivé à moins de cinq cents mètres en avant de sa troupe, il distingua au loin, sur la route blanche, deux points noirs qui s’avançaient et grossissaient rapidement…

C’étaient deux hommes qui, les coudes au corps, le buste en avant, ménageant leur haleine, couraient…

L’un était vêtu comme les bourgeois aisés, l’autre portait un vieil uniforme de capitaine des guides de l’empereur.

Un nuage passa devant les yeux de Lacheneur, quand il reconnut deux de ces officiers à demi-solde qui devaient lui ouvrir une des portes de Montaignac, complices dévoués qui haïssaient la Restauration autant que lui-même, dont la voix devait troubler les soldats du duc de Sairmeuse, et qui avaient assez de courage pour en donner à tous les poltrons qu’on pourrait leur amener.

– Qu’arrive-t-il? leur cria-t-il d’une voix affreusement altérée.

– Tout est découvert!…

– Grand Dieu!…

– Le major Carini est arrêté.

– Par qui?… Comment?

– Ah! c’est une fatalité!… Au moment où nous convenions de nos dernières mesures pour surprendre chez lui le duc de Sairmeuse, le duc lui-même est survenu. Nous nous sommes enfuis, mais ce noble de malheur a poursuivi Carini, l’a atteint, l’a pris au collet, et l’a traîné à la citadelle.

Lacheneur était anéanti. La sinistre prophétie de l’abbé Midon bourdonnait à ses oreilles…

– Aussitôt, continua l’officier, j’ai averti les amis et j’accours vous prévenir… C’est un coup manqué!…

Il n’avait que trop raison, et Lacheneur le savait mieux que personne. Mais aveuglé par la haine et par la colère, il ne voulait pas avouer, il ne voulait pas s’avouer l’irréparable désastre.