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Il s’arrêta brusquement. Il pensait qu’au lieu d’envoyer chercher Noël chez Mme Gerdy il pouvait s’y rendre. Ainsi il verrait Valérie; et depuis si longtemps il désirait la revoir!

Il est de ces démarches auxquelles le cœur pousse, et qu’on n’ose risquer cependant, parce que mille raisons subtiles ou intéressées arrêtent.

On souhaite, on a envie, on voudrait, et pourtant on lutte, on combat, on résiste. Mais vienne une occasion, on est tout heureux de la saisir aux cheveux. Alors, vis-à-vis de soi, on a une excuse.

Tout en cédant à l’impulsion de sa passion, on peut se dire: ce n’est pas moi qui l’ai voulu, c’est le sort.

– Il serait plus court, observa le comte, d’aller trouver Noël.

– Partons, monsieur.

– C’est que, ma chère enfant, dit en hésitant le vieux gentilhomme, c’est que je ne sais si je puis, si je dois vous emmener. Les convenances…

– Eh! monsieur, il s’agit bien de convenances! répliqua impétueusement Claire. Avec vous et pour lui, ne puis-je pas aller partout? N’est-il pas indispensable que je donne des explications? Envoyez seulement prévenir ma grand-mère par Schmidt, qui reviendra ici attendre notre retour. Je suis prête, monsieur.

– Soit! dit le comte.

Et sonnant à tout rompre, il cria:

– Ma voiture!…

Pour descendre le perron, il voulut absolument que Claire prît son bras. Le galant et élégant gentilhomme du comté d’Artois reparaissait.

– Vous m’avez ôté vingt ans de dessus la tête, disait-il, il est bien juste que je vous fasse hommage de la jeunesse que vous me rendez.

Lorsque Claire fut installée…

– Rue Saint-Lazare, dit-il au valet de pied, et vite!

Quand le comte disait en montant en voiture: «Et vite!», les passants n’avaient qu’à bien se garer. Le cocher était un habile homme, on arriva sans accident. Aidés des indications du portier, le comte et la jeune fille se dirigèrent vers l’appartement de Mme Gerdy. Le comte monta lentement, se tenant fortement à la rampe, s’arrêtant à tous les paliers pour respirer. Il allait donc la revoir! L’émotion lui serrait le cœur comme dans un étau.

– Monsieur Noël Gerdy? demanda-t-il à la domestique.

L’avocat venait de sortir à l’instant. On ne savait où il était allé, mais il avait dit qu’il ne serait pas absent plus d’une demi-heure.

– Nous l’attendrons donc, dit le comte.

Il s’avança, et la bonne s’effaça pour le laisser passer ainsi que Claire. Noël avait formellement défendu d’admettre qui que ce fût, mais l’aspect du comte de Commarin était de ceux qui font oublier aux domestiques toutes leurs consignes. Trois personnes se trouvaient dans le salon où la bonne introduisit le comte et Mlle d’Arlange. C’était le curé de la paroisse, le médecin et un homme de haute stature, officier de la Légion d’honneur, dont la tenue et la tournure trahissaient l’ancien soldat. Ils causaient, debout près de la cheminée, et l’arrivée d’étrangers parut les étonner beaucoup.

Tout en s’inclinant pour répondre au salut de M. de Commarin et de Claire, ils s’interrogeaient et se consultaient du regard.

Ce mouvement d’hésitation fut court.

Le militaire dérangea un fauteuil qu’il roula près de Mlle d’Arlange.

Le comte crut comprendre que sa présence était importune.

Il ne pouvait se dispenser de se présenter lui-même et d’expliquer sa visite.

– Vous m’excuserez, messieurs, dit-il, si je suis indiscret. Je ne pensais pas l’être en demandant à attendre Noël, que j’ai le plus pressant besoin de voir. Je suis le comte de Commarin.

À ce nom, le vieux soldat lâcha le fauteuil dont il tenait encore le dossier et se redressa de toute la hauteur de sa taille. Un éclair de colère brilla dans ses yeux, et il eut un geste menaçant. Ses lèvres se remuèrent pour parler, mais il se contint et se retira, la tête baissée, près de la fenêtre.

Ni le comte ni les deux autres hommes ne remarquèrent ces divers mouvements. Ils n’échappèrent pas à Claire.

Pendant que Mlle d’Arlange s’asseyait, passablement interdite, le comte, assez embarrassé lui-même de sa contenance, s’approcha du prêtre et à voix basse demanda:

– Quel est, je vous prie, monsieur l’abbé, l’état de madame Gerdy?

Le docteur, qui avait l’oreille fine, entendit la question et s’avança vivement.

Il était bien aise de parler à un personnage presque célèbre comme le comte de Commarin et d’entrer en relation avec lui.

– Il est à croire, monsieur le comte, répondit-il, qu’elle ne passera pas la journée.

Le comte appuya sa main sur son front comme s’il y eût ressenti une douleur. Il hésitait à interroger encore. Après un moment de silence glacial, il se décida pourtant.

– A-t-elle repris connaissance? murmura-t-il.

– Non, monsieur. Depuis hier soir cependant nous avons de grands changements. Elle a été fort agitée; toute la nuit, elle a eu des moments de délire furieux. Il y a une heure, on a pu supposer que la raison lui revenait, et on a envoyé chercher monsieur le curé.

– Oh! bien inutilement, répondit le prêtre, et c’est un grand malheur. La tête n’y est plus du tout. Pauvre femme! Il y a dix ans que je la connais, je venais la voir presque toutes les semaines, il est impossible d’en imaginer une plus excellente.

– Elle doit souffrir horriblement, dit le docteur.

Presque aussitôt, et comme pour donner raison au médecin, on entendit des cris étouffés partant de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.

– Entendez-vous? dit le comte en tressaillant de la tête aux pieds.

Claire ne comprenait rien à cette scène étrange. De sinistres pressentiments l’oppressaient; elle se sentait comme enveloppée par une atmosphère de malheur. La frayeur la prenait. Elle se leva et s’approcha du comte.

– Elle est sans doute là? demanda M. de Commarin.

– Oui, monsieur, répondit d’une voix dure le vieux soldat, qui s’était avancé, lui aussi.

À tout autre moment le comte aurait remarqué le ton de ce vieillard et s’en serait choqué. Il ne leva pas même les yeux sur lui. Il restait insensible à tout. N’était-elle pas là, à deux pas de lui! Sa pensée anéantissait le temps. Il lui semblait que c’était hier qu’il l’avait quittée pour la dernière fois.

– Je voudrais bien la voir, demanda-t-il presque timidement.

– Cela est impossible, répondit le militaire.

– Pourquoi? balbutia le comte.