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– Les larmes l’ont sauvé, dit le docteur à l’oreille de Claire.

M. de Commarin, en effet, reprenait peu à peu ses sens, et avec la netteté de la pensée la faculté de souffrir lui revenait. L’anéantissement suit les grandes secousses de l’âme; il semble que la nature se recueille pour soutenir le malheur; on n’en sent pas d’abord toute la violence, c’est après seulement qu’on sonde l’étendue et la profondeur du mal.

Les regards du comte s’arrêtaient sur ce lit où gisait le corps de Valérie. C’était donc là tout ce qui restait d’elle. L’âme, cette âme si dévouée et si tendre, s’était envolée.

Que n’eût-il pas donné pour que Dieu rendît à cette infortunée un jour, une heure seulement de vie et de raison! Avec quels transports de repentir il se serait jeté à ses pieds pour lui demander grâce, pour lui dire combien il avait horreur de sa conduite passée! Comment avait-il reconnu l’inépuisable amour de cet ange! Sur un soupçon, sans daigner s’informer, sans l’entendre, il l’avait accablée du plus froid mépris. Que ne l’avait-il revue? Il se serait épargné vingt ans de doutes affreux au sujet de la naissance d’Albert. Au lieu d’une existence d’isolement, il pouvait avoir une vie heureuse et douce.

Alors il se rappelait la mort de la comtesse. Celle-là aussi l’avait aimé, et jusqu’à en mourir.

Il ne les avait pas comprises, il les avait tuées toutes deux.

L’heure de l’expiation était venue, et il ne pouvait pas dire: «Seigneur, le châtiment est trop grand.»

Et quelle punition, cependant! Que de malheurs depuis cinq jours!

– Oui, balbutia-t-il, oui, elle me l’avait prédit; que ne l’ai-je écoutée!

Le frère de Mme Gerdy eut pitié de ce vieillard si impitoyablement éprouvé. Il lui tendit la main.

– Monsieur de Commarin, dit-il d’une voix grave et triste, il y a longtemps que ma sœur vous a pardonné, si toutefois elle vous en a jamais voulu; aujourd’hui c’est moi qui vous pardonne.

– Merci! monsieur, balbutia le comte, merci!…

Et il ajouta:

– Quelle mort, grand Dieu!

– Oui, murmura Claire, elle a rendu le dernier soupir avec cette idée que son fils a commis un crime. Et n’avoir pu la détromper!…

– Au moins! s’écria le comte, faut-il que son fils soit libre pour lui rendre les derniers devoirs; oui, il le faut… Noël!…

L’avocat s’était rapproché de son père et avait entendu.

– Je vous ai promis, mon père, répondit-il, de le sauver.

Pour la première fois Mlle d’Arlange envisagea Noël, leurs regards se croisèrent, et elle ne fut pas maîtresse d’un mouvement de répulsion qui fut vu de l’avocat.

– Albert est maintenant sauvé, dit-elle fièrement. Ce que nous demandons, c’est qu’on nous fasse prompte justice, c’est qu’il soit remis en liberté à l’instant. Le juge sait maintenant la vérité.

– Comment, la vérité? interrogea l’avocat.

– Oui! Albert a passé chez moi, avec moi, la nuit du crime.

Noël la regarda d’un air surpris; un aveu si singulier dans une telle bouche, sans explications, avait bien de quoi surprendre.

Elle se redressa magnifique d’orgueil.

– Je suis mademoiselle Claire d’Arlange, monsieur, dit-elle.

M. de Commarin raconta alors rapidement tous les incidents rapportés par Claire. Quand il eut terminé:

– Monsieur, répondit Noël, vous voyez ma situation en ce moment, dès demain…

– Demain! interrompit le comte d’une voix indignée; vous parlez, je crois, d’attendre à demain! L’honneur commande, monsieur, il faut agir aujourd’hui même, à l’instant. Le moyen, pour vous, d’honorer cette pauvre femme, n’est pas de prier pour elle… délivrez son fils.

Noël s’inclina profondément.

– Entendre votre volonté, monsieur, dit-il, c’est obéir. Je pars. Ce soir, à l’hôtel, j’aurai l’honneur de vous rendre compte de mes démarches. Peut-être me sera-t-il donné de vous ramener Albert.

Il dit, et, embrassant une dernière fois la morte, il sortit.

Bientôt le comte et Mlle d’Arlange se retirèrent.

Le vieux soldat était allé à la mairie faire sa déclaration de décès et remplir les formalités indispensables. La religieuse resta seule en attendant le prêtre que le curé avait promis d’envoyer pour «garder le corps». La fille de Saint-Vincent n’éprouvait ni crainte ni embarras. Tant de fois elle s’était trouvée dans des circonstances pareilles! Ses prières dites, elle s’était relevée, et déjà elle allait et venait dans la chambre, disposant tout comme on doit le faire quand un malade a rendu le dernier soupir. Elle faisait disparaître les traces de la maladie, cachait les fioles et les petits pots, brûlait du sucre sur une pelle rougie, et sur une table recouverte d’une serviette blanche, à la tête du lit, elle allumait des bougies et plaçait un crucifix avec un bénitier et la branche de buis bénit.

XVII

Aussi troublé, aussi préoccupé que possible des révélations de Mlle d’Arlange, M. Daburon gravissait l’escalier qui conduit aux galeries des juges d’instruction, lorsqu’il fut croisé par le père Tabaret. Sa vue l’enchanta et tout aussitôt il l’appela:

– Monsieur Tabaret!… Mais le bonhomme, qui donnait tous les signes de l’agitation la plus vive, n’était rien moins que disposé à s’arrêter, à perdre une minute.

– Vous m’excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m’attend chez moi.

– J’espère cependant…

– Oh! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J’ai déjà quelques indices, et avant trois jours… Mais vous allez entendre l’homme aux boucles d’oreilles de Gévrol. Il est très malin, Gévrol, je l’avais mal jugé.

Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautant trois marches à la fois, au risque de se rompre le cou.

M. Daburon, désappointé, hâta le pas.

Dans la galerie, devant la porte de son cabinet, sur le banc de bois grossier, Albert assis près d’un garde de Paris attendait.

– On va vous appeler à l’instant, monsieur, dit le juge au prévenu en ouvrant sa porte.

Dans le cabinet, Constant causait avec un petit homme à figure chafouine qu’on aurait pu prendre à sa tenue pour un petit rentier des Batignolles, sans l’énorme épingle «en faux» qui constellait sa cravate et trahissait l’agent de la sûreté.

– Vous avez reçu mes lettres? demanda M. Daburon à son greffier.

– Monsieur, vos ordres sont exécutés, le prévenu est là, et voici monsieur Martin qui arrive à l’instant du quartier des Invalides.