– Pardon! mademoiselle, interrompit M. Daburon, quel jour avez-vous écrit à monsieur Albert?
– Le mardi dans la journée.
– Pouvez-vous préciser l’heure?
– J’ai dû envoyer cette lettre entre deux et trois heures.
– Merci! mademoiselle; continuez, je vous prie.
– Toutes mes prévisions, reprit Claire, se réalisèrent. Le soir je me trouvai libre et je descendis au jardin un peu avant le moment fixé. J’avais réussi à me procurer la clé de la petite porte; je m’empressai de l’essayer. Malheur! il m’était impossible de la faire jouer, la serrure était trop rouillée; j’employai inutilement toutes mes forces. Je me désespérais quand neuf heures sonnèrent. Au troisième coup Albert frappa. Aussitôt je lui fis part de l’accident et je lui jetai la clé pour qu’il essayât, d’ouvrir. Il le tenta vainement. Je ne pouvais que le prier de remettre notre entrevue au lendemain. Il me répondit que c’était impossible, que ce qu’il avait à me dire ne souffrait pas de délai. Depuis deux jours qu’il hésitait à me communiquer cette affaire il endurait le martyre, il ne vivait plus. Nous nous parlions, vous comprenez, à travers la porte. Enfin il me déclara qu’il allait passer par-dessus le mur. Je le conjurai de n’en rien faire, redoutant un accident. Il est assez haut, le mur, vous le connaissez, et le chaperon est tout garni de morceaux de verre cassé; de plus les branches des acacias font comme une haie dessus. Mais il se moqua de mes craintes et me dit qu’à moins d’une défense expresse de ma part il allait tenter l’escalade. Je n’osais pas dire non, et il se risqua. J’avais bien peur, je tremblais comme la feuille. Par bonheur, il est très leste; il passa sans se faire mal. Ce qu’il voulait, monsieur, c’était m’annoncer la catastrophe qui nous frappait. Nous nous sommes assis d’abord sur le petit banc, vous savez, qui est devant le bosquet; puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes réfugiés sous le pavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m’a quittée, tranquille et presque gai. Il s’est retiré par le même chemin, seulement avec moins de danger, parce que je l’ai forcé de prendre l’échelle du jardinier, que j’ai couchée le long du mur quand il a été de l’autre côté.
Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel, confondait M. Daburon. Que croire?
– Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencé lorsque monsieur Albert a franchi le mur?
– Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombées lorsque nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parce qu’il a ouvert son parapluie et que j’ai pensé à Paul et Virginie.
– Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge. Il s’assit devant son bureau et rapidement écrivit deux lettres. Dans la première il donnait des ordres pour qu’Albert fût amené tout de suite au Palais de Justice, à son cabinet.
Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de se transporter immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l’hôtel d’Arlange, pour y examiner le mur du fond du jardin et y relever les traces d’une escalade, si toutefois elles existaient. Il expliquait que le mur avait été franchi deux fois, avant et pendant la pluie. En conséquence, les empreintes de l’aller et du retour devaient être différentes.
Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grande circonspection et de chercher un motif plausible pour expliquer ses investigations.
Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, qui parut.
– Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter à Constant, mon greffier. Vous le prierez de les lire et de faire exécuter à l’instant, vous comprenez, à l’instant, les ordres qu’elles contiennent. Courez, prenez une voiture, allez vite. Ah! un mot: si Constant n’est pas dans mon cabinet, faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, il m’attend. Partez, dépêchez-vous.
M. Daburon revint alors à Claire:
– Auriez-vous conservé, mademoiselle, la lettre où monsieur Albert vous demande un rendez-vous?
– Oui, monsieur, je dois même l’avoir sur moi.
Elle se leva, chercha dans sa poche et en sortit un papier très froissé.
– La voici!
Le juge d’instruction la prit. Un soupçon lui venait. Cette lettre compromettante se trouvait bien à propos dans la poche de Claire. Les jeunes filles d’ordinaire ne promènent pas ainsi les demandes de rendez-vous. D’un regard il parcourut les dix lignes de ce billet.
– Pas de date, murmura-t-il, pas de timbre, rien…
Claire ne l’entendit pas; elle se torturait l’esprit à chercher des preuves de cette entrevue.
– Monsieur, dit-elle tout à coup, c’est souvent lorsqu’on désire et qu’on pense être seul qu’on est observé. Mandez, je vous prie, tous les domestiques de ma grand-mère et interrogez-les, il se peut que l’un d’eux ait vu Albert.
– Interroger vos gens!… y songez-vous, mademoiselle!
– Quoi! monsieur, vous vous dites que je serai compromise… Qu’importe, pourvu qu’il soit libre!
M. Daburon ne pouvait qu’admirer. Quel dévouement sublime chez cette jeune fille, qu’elle dît ou non la vérité! Il pouvait apprécier la violence qu’elle se faisait depuis une heure, lui qui connaissait si bien son caractère.
– Ce n’est pas tout, ajouta-t-elle; la clé de la petite porte que j’ai jetée à Albert, il ne me l’a pas rendue; je me le rappelle bien, nous l’avons oubliée. Il doit l’avoir serrée. Si on la trouve en sa possession, elle prouvera bien qu’il est venu dans le jardin…
– Je donnerai des ordres, mademoiselle.
– Il y a encore un moyen, reprit Claire; pendant que je suis ici, envoyez vérifier le mur…
Elle pensait à tout.
– C’est fait, mademoiselle, continua M. Daburon. Je ne vous cacherai pas qu’une des lettres que je viens d’expédier ordonne une enquête chez votre grand-mère, enquête secrète, bien entendu.
Claire se leva rayonnante, et pour la seconde fois tendit sa main au juge.
– Oh merci! dit-elle, merci mille fois! Maintenant je vois bien que vous êtes avec nous. Mais voici encore une idée: ma lettre du mardi, Albert doit l’avoir.
– Non, mademoiselle, il l’a brûlée.
Les yeux de Claire se voilèrent, elle se recula.
Elle croyait sentir de l’ironie dans la réponse du juge. Il n’y en avait pas. Le magistrat se rappelait la lettre jetée dans le poêle par Albert dans l’après-midi du mardi. Ce ne pouvait être que celle de la jeune fille. C’était donc à elle que s’appliquaient ces mots: «Elle ne saurait me résister.» Il comprit le mouvement et expliqua la phrase.
– Comprenez-vous, mademoiselle, demanda-t-il ensuite, que monsieur de Commarin ait laissé s’égarer la justice, m’ait exposé, moi, à une erreur déplorable, lorsqu’il était si simple de me dire tout cela?