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Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider!

Aller chez elle, c’était s’exposer beaucoup. La police y était déjà, peut-être.

Non, pensa Noël, personne ne sait qu’elle est ma maîtresse, on ne le saura pas avant deux ou trois jours de recherches, et d’ailleurs, écrire serait plus dangereux encore.

Il s’approcha d’une voiture de place, non loin du carrefour de l’Observatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cette maison de la rue de Provence si fatale pour lui.

Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahots monotones, Noël ne songeait point à interroger l’avenir; il ne se demandait même pas ce qu’il allait dire à Juliette. Non. Involontairement il repassait les événements qui avaient amené et précipité la catastrophe, comme un homme qui, près de mourir, revoit le drame ou la comédie de sa vie.

Il y avait de cela un mois, jour pour jour.

Ruiné, à bout d’expédients, sans ressources, il était déterminé à tout pour se procurer de l’argent, pour garder encore Mme Juliette, quand le hasard le rendit maître de la correspondance du comte de Commarin, non seulement des lettres lues au père Tabaret et communiquées à Albert, mais encore de celles qui, écrites par le comte lorsqu’il croyait la substitution accomplie, l’établissaient évidemment.

Cette lecture lui donna une heure de joie folle.

Il se crut le fils légitime. Bientôt sa mère le détrompa, lui apprit la vérité, la lui prouva par vingt lettres de la femme Lerouge, la lui fit attester par Claudine, la lui démontra par le signe qu’il portait.

Mais un homme qui se noie ne choisit pas les branches auxquelles il se raccroche. Noël songea à utiliser ces lettres quand même.

Il essaya d’user de son ascendant sur sa mère, pour la décider à laisser croire au comte que l’échange avait eu lieu, se chargeant d’obtenir une forte compensation. Mme Gerdy repoussa cette proposition avec horreur.

Alors l’avocat fit l’aveu de toutes ses folies, mit à nu sa situation financière, se montra tel qu’il était, perdu de dettes, et conjura sa mère d’avoir recours à M. de Commarin.

Cela aussi, elle le refusa, et prières et menaces échouèrent contre sa résolution. Pendant quinze jours ce fut entre la mère et le fils une lutte horrible dans laquelle l’avocat fut vaincu.

C’est à ce moment qu’il s’arrêta à l’idée de tuer Claudine.

La malheureuse n’avait pas été plus franche avec Mme Gerdy qu’avec les autres, Noël devait la croire et la croyait veuve. Son témoignage supprimé, qui avait-il contre lui? Mme Gerdy et peut-être le comte. Il les redoutait peu.

À Mme Gerdy parlant, il pouvait toujours répondre: «Après avoir donné mon nom à votre fils, vous faites tout au monde pour qu’il le garde.»

Mais comment se défaire de Claudine sans danger?

Après de longues réflexions, l’avocat s’avisa d’un stratagème diabolique.

Il brûla toutes les lettres du comte établissant la substitution et conserva seulement celles qui la laissaient soupçonner.

Ces dernières, il alla les montrer à Albert en se disant que, si la justice arrivait à pénétrer quelque chose des causes de la mort de Claudine, naturellement elle soupçonnerait celui qui paraîtrait y avoir tant d’intérêt.

Ce n’est pas qu’il songeât à faire retomber le crime sur Albert… C’était une simple précaution qu’il prenait. Il comptait agir de telle sorte que la police perdrait ses peines à la poursuite d’un scélérat imaginaire.

Il ne pensait pas non plus à se substituer au vicomte de Commarin.

Son plan était simple: son crime commis il attendrait; les choses traîneraient en longueur, il y aurait des pourparlers, enfin il transigerait au prix d’une fortune.

Il se croyait sûr du silence de sa mère, si jamais elle le soupçonnait d’un assassinat.

Ces mesures prises, il s’était résolu à frapper le jour du Mardi gras.

Pour ne rien négliger, il avait ce soir-là même conduit Juliette au théâtre et de là à l’Opéra. Il fondait ainsi, en cas de malheur, un alibi irrécusable.

La perte de son paletot ne l’avait inquiété que sur le premier moment. À la réflexion, il s’était rassuré, se disant: bast! qui saura jamais?

Tout avait réussi selon ses calculs; ce n’était dans son opinion qu’une affaire de patience.

Quand le récit du meurtre tomba sous les yeux de Mme Gerdy, la malheureuse femme devina la main de son fils, et dans le premier transport de sa douleur, elle déclara qu’elle allait le dénoncer.

Il eut peur. Un délire affreux s’était emparé de sa mère, un mot pouvait le perdre. Payant d’audace, il prit les devants et joua le tout pour le tout.

Mettre la police sur la trace d’Albert, c’était se garantir l’impunité, c’était s’assurer, en cas de succès probable, le nom et la fortune du comte de Commarin.

Les circonstances et la frayeur firent sa hardiesse et son habileté.

Le père Tabaret arriva à point nommé.

Noël savait ses relations avec la police; il comprit que le bonhomme serait un merveilleux confident.

Tant que vécut Mme Gerdy, Noël trembla. La fièvre est indiscrète et ne se raisonne pas. Quand elle eut rendu le dernier soupir, il se crut sauvé; il avait beau chercher, il ne voyait plus d’obstacles, il triompha.

Et voilà que tout avait été découvert comme il touchait au but. Comment? Par qui? Quelle fatalité avait ressuscité un secret qu’il croyait enseveli avec Mme Gerdy?

Mais à quoi bon, quand on est au fond de l’abîme, savoir quelle pierre a fait trébucher, se demander par quelle pente on y a roulé?

Le fiacre s’arrêta rue de Provence.

Noël allongea la tête à la portière, explorant les environs, sondant du regard les profondeurs du vestibule de la maison.

Ne découvrant rien, il paya la course sans sortir de la voiture, par le carreau du devant, et, franchissant d’un bond le trottoir, il s’élança dans l’escalier.

Charlotte, à sa vue, eut une exclamation de joie.

– C’est monsieur! s’écria-t-elle; ah! madame attendait monsieur avec une fameuse impatience, elle était joliment inquiète!

Juliette attendre? Juliette inquiète? L’avocat ne songeait pas à interroger. Il semblait qu’en touchant ce seuil il eût subitement recouvré tout son sang-froid. Il mesurait son imprudence, il sentait la valeur exacte des minutes.

– Si on sonne, dit-il à Charlotte, n’ouvrez pas. Quoi qu’on fasse ou qu’on dise, n’ouvrez pas!

À la voix de Noël, Mme Juliette était accourue. Il la repoussa brusquement dans le salon et l’y suivit en refermant la porte.