C’était comme une page, et des plus belles, arrachée au livre d’or de la noblesse française. Tous les noms qui dans notre histoire ont un chapitre ou un alinéa s’y retrouvaient. Les Commarin, avaient mêlé leur sang à toutes les grandes maisons. Deux d’entre eux avaient épousé des filles de familles régnantes.
Une chaude bouffée d’orgueil gonfla le cœur de l’avocat, ses tempes battirent plus vite, il releva fièrement la tête en murmurant:
– Vicomte de Commarin!
La porte s’ouvrit; il se retourna, le comte entrait.
Déjà Noël s’inclinait respectueusement: il fut pétrifié par le regard chargé de haine, de colère et de mépris de son père. Un frisson courut dans ses veines, ses dents claquèrent, il se sentit perdu.
– Misérable! s’écria le comte.
Et redoutant sa propre violence, le vieux gentilhomme jeta sa canne dans un coin. Il ne voulait pas frapper son fils, il le jugeait indigne d’être frappé de sa main. Puis il y eut entre eux une minute de silence mortel qui leur parut à tous deux durer un siècle. L’un et l’autre, en un instant, furent illuminés de réflexions qu’il faudrait un volume pour traduire. Noël osa parler le premier.
– Monsieur…, commença-t-il.
– Ah! taisez-vous, au moins, fit le comte d’une voix sourde, taisez-vous! Se peut-il, grand Dieu! que vous soyez mon fils? Hélas! je n’en puis douter, maintenant. Malheureux, vous saviez bien que vous étiez le fils de madame Gerdy! Infâme! Non seulement vous avez tué, mais vous avez mis tout en œuvre pour faire retomber votre crime sur un innocent! Parricide! vous avez tué votre mère!
L’avocat essaya de balbutier une protestation.
– Vous l’avez tuée, poursuivit le comte avec plus d’énergie, sinon par le poison, du moins par votre crime. Je comprends tout maintenant. Elle n’avait plus le délire, ce matin… Mais vous savez aussi bien que moi ce qu’elle disait. Vous écoutiez, et si vous avez osé entrer lorsqu’un mot de plus allait vous perdre, c’est que vous aviez caché l’effet de votre présence. C’est bien à vous que s’adressait sa dernière parole: «Assassin!»
Peu à peu Noël s’était reculé jusqu’au fond de la pièce, et il s’y tenait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté en arrière, les cheveux hérissés, l’œil hagard. Un tremblement convulsif le secouait. Son visage trahissait l’effroi le plus horrible à voir, l’effroi du criminel découvert.
– Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je ne suis pas le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d’arrêt est décerné contre vous.
Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine de l’avocat. Ses lèvres, que la terreur faisait affaissées et pendantes, se crispèrent. Foudroyé au milieu du triomphe, il se roidissait contre l’épouvante. Il se redressa avec un regard de défi.
M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s’approcha de son bureau et ouvrit un tiroir.
– Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vous attend. Je veux bien me souvenir que j’ai le malheur d’être votre père. Asseyez-vous! écrivez et signez la confession de votre crime. Vous trouverez ensuite des armes dans ce tiroir. Que Dieu vous pardonne!…
Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir. Noël l’arrêta d’un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups:
– Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il; mes précautions, vous le voyez, sont prises; on ne m’aura pas vivant. Seulement…
– Seulement? interrogea durement le comte.
– Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l’avocat, que je ne veux pas me tuer… au moins en ce moment.
– Ah! s’écria M. de Commarin d’un ton de dégoût, il est lâche!
– Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu’il me sera bien démontré que toute issue m’est fermée, que je ne puis pas me sauver.
– Misérable! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc que moi-même?…
Il s’élança vers le tiroir, mais Noël le referma d’un coup de pied.
– Écoutez-moi, monsieur, dit l’avocat de cette voix rauque et brève que donne aux hommes l’imminence du danger, ne perdons pas en paroles vaines le moment de répit qui m’est laissé. J’ai commis un crime, c’est vrai, et je ne cherche pas à me justifier, mais qui donc l’avait préparé, sinon vous? Maintenant vous me faites la faveur de m’offrir un pistolet: merci! je refuse. Cette générosité n’est pas à mon adresse. Avant tout, vous voulez éviter le scandale de mon procès et la honte qui ne manquera pas de rejaillir sur votre nom.
Le comte voulut répliquer.
– Laissez donc! interrompit Noël d’un ton impérieux. Je ne veux pas me tuer. Je veux sauver ma tête, s’il est possible. Fournissez-moi les moyens de fuir, et je vous promets que je serai mort avant d’être pris. Je dis: fournissez-moi les moyens, parce que je n’ai pas vingt francs à moi. Mon dernier billet de mille étant flambé le jour où… vous m’entendez. Il n’y a pas chez ma mère de quoi la faire enterrer. Donc, de l’argent!
– Jamais!
– Alors je vais me livrer, et vous verrez ce qui en résultera pour ce nom qui vous est si cher.
Le comte, ivre de colère, bondit jusqu’à son bureau pour y prendre une arme. Noël se plaça devant lui.
– Oh! pas de lutte, dit-il froidement, je suis le plus fort.
M. de Commarin recula. En parlant de jugement, de scandale, de honte, l’avocat avait frappé juste. Pendant un moment, pris entre le respect de son nom et le désir brûlant de voir punir ce misérable, le vieux gentilhomme demeura indécis. Enfin le sentiment de la noblesse l’emporta.
– Finissons, prononça-t-il d’une voix frémissante et empreinte du plus atroce mépris, finissons cette discussion ignoble… Qu’exigez-vous?
– Je vous l’ai dit, de l’argent, tout ce que vous avez ici, mais décidez-vous vite!
Dans la journée du samedi le comte avait fait prendre chez son banquier des fonds destinés à monter la maison de celui qu’il croyait son fils légitime.
– J’ai quatre-vingt mille francs ici, reprit-il.
– C’est peu, fit l’avocat, cependant donnez. Je vous préviens que j’ai compté sur vous pour cinq cent mille francs. Si je réussis à déjouer les poursuites dont je suis l’objet, vous aurez à tenir à ma disposition quatre cent vingt mille francs. Vous engagez-vous à me les donner à ma première réquisition? Je trouverai un moyen de vous les faire demander sans risque pour moi. À ce prix, jamais vous n’entendrez parler de moi.
Pour toute réponse le comte ouvrit un petit coffre de fer scellé dans le mur et en tira une liasse de billets de banque qu’il jeta aux pieds de Noël.
Un éclair de fureur brilla dans les yeux de l’avocat; il fit un pas vers son père: