– Elle demeure là, dit le père Tabaret avec un soupir de soulagement.
Il descendit de voiture, donna au cocher les deux louis en lui ordonnant de l’attendre, et s’élança sur les traces de la jeune femme.
Il est patient, le bourgeois, pensa le cocher, mais la petite dame brune est pincée. Le bonhomme avait ouvert la porte de la loge du concierge.
– Le nom de cette dame qui vient de rentrer? demanda-t-il.
Le portier ne parut rien moins que disposé à répondre.
– Son nom? insista le vieux policier.
Le ton était si bref, si impérieux que le portier fut ébranlé.
– Madame Juliette Chaffour, répondit-il.
– À quel étage?
– Au second, la porte en face.
Une minute après, le bonhomme attendait dans le salon de Mme Juliette. Madame se déshabillait, lui avait répondu la femme de chambre, et allait venir à l’instant.
Le père Tabaret était stupéfié du luxe de ce salon. Il n’avait rien d’insolent pourtant, ni de brutal, ni même de mauvais goût. On ne se serait jamais cru chez une femme entretenue. Mais le bonhomme, qui s’y connaissait en beaucoup de choses, jugea bien que tout dans cette pièce était de grand prix. La seule garniture de cheminée valait, au bas mot, une vingtaine de mille francs.
Clergeot, pensait-il, n’a pas exagéré.
L’entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avait retiré sa robe et passé à la hâte un peignoir très ample, noir, avec des garnitures de satin cerise. Ses admirables cheveux un peu dérangés par son chapeau retombaient en cascades sur son cou et bouclaient derrière ses délicates oreilles. Elle éblouit le père Tabaret. Il comprit bien des folies.
– Vous avez demandé à me parler, monsieur? interrogea-t-elle en s’inclinant gracieusement.
– Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, son meilleur ami, je puis le dire, et…
– Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit la jeune femme.
Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied ses mules pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenait place dans un fauteuil.
– Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votre présence chez monsieur Gerdy…
– Quoi! s’écria Juliette, il sait déjà ma visite? Mâtin! il a une police bien faite.
– Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret…
– Bien! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vous êtes chargé par Noël de me gronder. Il m’avait défendu d’aller chez lui, je n’ai pu y tenir. C’est embêtant, à la fin, d’avoir pour amant un rébus, un homme dont on ne sait rien, un logogriphe en habit noir et en cravate blanche, un être lugubre et mystérieux…
– Vous avez commis une imprudence.
– Pourquoi? parce qu’il va se marier? Que ne l’avoue-t-il alors?
– Si ce n’est pas!
– Ça est. Il l’a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l’a répété. En tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête; depuis un mois il est tout chose, il est changé au point que je ne le reconnais plus.
Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s’était pas ménagé un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était la grande question. Oui; il était coupable certainement. Non; il pouvait encore être innocent. Mme Juliette devait, il n’en doutait pas, l’éclairer sur ce point décisif.
En conséquence, il était arrivé avec sa leçon toute préparée, son petit traquenard tendu. La vivacité de la jeune femme le dérouta un peu; pourtant il poursuivit, se fiant aux hasards de la conversation:
– Empêcheriez-vous donc le mariage de Noël?
– Son mariage! s’écria Juliette en éclatant de rire; ah! le pauvre garçon! s’il ne rencontre pas d’autre obstacle que moi, son affaire est conclue. Qu’il se marie, ce cher Noël, au plus vite, et que je n’entende plus parler de lui.
– Vous ne l’aimez donc pas? demanda le bonhomme un peu surpris de cette aimable franchise.
– Écoutez, monsieur, je l’ai beaucoup aimé, mais tout s’use. Depuis quatre ans, je mène, moi qui suis folle de plaisirs, une existence intolérable. Si Noël ne me quitte pas, c’est moi qui le lâcherai. Je suis excédée, à la fin, d’avoir un amant qui rougit de moi et qui me méprise.
– S’il vous méprise, belle dame, il n’y paraît guère, répondit le père Tabaret en promenant autour du salon un regard des plus significatifs.
– Vous voulez dire, riposta la dame en se levant, qu’il dépense beaucoup pour moi. C’est vrai. Il prétend qu’il s’est ruiné pour moi, c’est fort possible. Qu’est-ce que cela me fait? Je ne suis pas une femme intéressée, sachez-le. J’aurais préféré moins d’argent et plus d’égards. Mes folies m’ont été inspirées par la colère et le désœuvrement. Monsieur Gerdy me traite en fille, j’agis en fille. Nous sommes quittes.
– Vous savez bien qu’il vous adore…
– Lui! Puisque je vous dis qu’il a honte de moi. Il me cache comme une maladie secrète. Vous êtes le premier de ses amis à qui je parle. Demandez-lui s’il m’a jamais sortie! On dirait que mon contact est déshonorant. Tenez, mardi dernier, pas plus tard, nous sommes allés au théâtre. Il avait loué une loge entière. Vous croyez qu’il est resté près de moi? Erreur, monsieur s’est esquivé et je ne l’ai plus revu de la soirée.
– Comment! vous avez été forcée de revenir seule?
– Non. À la fin du spectacle, vers minuit, monsieur a daigné reparaître. Nous devions aller au bal de l’Opéra et de là souper. Ah! ce fut amusant! Au bal, monsieur n’a osé ni relever son capuchon, ni retirer son masque. Au souper, j’ai dû, à cause de ses amis, le traiter comme un étranger.
L’alibi préparé en cas de malheur apparaissait.
Moins emportée, Juliette aurait remarqué l’état du père Tabaret et certainement se serait tue.
Il était devenu livide et tremblait comme une feuille.
– Bast! reprit-il en faisant un effort surhumain pour articuler ses mots, le souper n’en a pas été moins gai.
– Gai! répéta la jeune femme en haussant les épaules, vous ne connaissez guère votre ami. Si vous l’invitez jamais à dîner, gardez-vous bien de le laisser boire. Il a le vin réjouissant comme un convoi de dernière classe. À la seconde bouteille, il était plus gris qu’un bouchon, si gris qu’il a perdu toutes ses affaires: paletot, parapluie, porte-monnaie, étui à cigares…
Le père Tabaret n’eut pas la force d’en écouter davantage: il se dressa sur ses pieds avec des gestes de fou furieux.
– Misérable! s’écria-t-il, infâme scélérat… C’est lui, mais je le tiens!