La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique, car je suis un peu musicien. Toutes leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une jeune fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne courbe, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage affectueux.
Leurs maisons étaient fort mal bâties: c’est qu’en ce pays-là on méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n’ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n’est lorsqu’ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement, et alors ils se taisent; ils ne savent ce que c’est qu’imagination, invention, portraits, et n’ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, semblent des théorèmes d’Euclide.
Plusieurs d’entre eux, principalement ceux qui s’appliquent à l’astronomie, donnent dans l’astrologie judiciaire, quoiqu’ils n’osent l’avouer publiquement; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut l’inclination qu’ils avaient pour la politique et leur curiosité pour les nouvelles; ils parlaient incessamment d’affaires d’État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J’ai souvent remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d’Europe, sans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les mathématiques et la politique, à moins que l’on ne suppose que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut également raisonner sur la sphère du monde; mais n’est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent naturellement à parler et à raisonner sur ce qu’ils entendent le moins?
Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n’a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs: ils appréhendent l’altération des corps célestes; par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible; que ce flambeau de la nature ne se trouve peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s’éteindre tout à fait pour les mortels; ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d’un coup de sa queue ne foudroie la terre et ne la réduise en cendres; ils craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s’user et à perdre tout à fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs; aussi, dès qu’ils se rencontrent le matin, ils se demandent d’abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se porte et comment il s’est levé et couché.
Chapitre III
Phénomène expliqué par les philosophes et astronomes modernes. Les Laputiens sont grands astronomes. Comment le roi apaise les séditions.
Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l’île; il me l’accorda et ordonna à un de ses courtisans de m’accompagner. Je voulus savoir principalement quel secret naturel ou artificiel était le principe de ces mouvements divers, dont je vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.
L’île volante est parfaitement ronde; son diamètre est de sept mille huit cent trente-sept demi-toises, c’est-à-dire d’environ quatre mille pas, et par conséquent contient à peu près dix mille acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous, telle qu’elle parait à ceux qui la regardent d’en bas, est comme un large diamant, poli et taillé régulièrement, qui réfléchit la lumière à quatre cents pas. Il y a au-dessus plusieurs minéraux, situés selon le rang ordinaire des mines, et par-dessus est un terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.
Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et rosées qui tombent sur l’île sont conduites par de petits ruisseaux vers le milieu, où ils s’amassent dans quatre grands bassins, chacun d’environ un demi-mille de circuit. À deux cents pas de distance du centre de ces bassins, l’eau est continuellement attirée et pompée par le soleil pendant le jour, ce qui empêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d’élever l’île au-dessus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empêcher la chute de la pluie et de la rosée, ce qui n’est au pouvoir d’aucun potentat d’Europe, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours de la pluie et du beau temps.
Au centre de l’île est un trou d’environ vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme, qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gahnolé, ou la Cave des Astronomes, située à la profondeur de cinquante toises au-dessus de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave vingt lampes sans cesse allumées, qui par la réverbération du diamant répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est orné de sextants, de cadrans, de télescopes, d’astrolabes et autres instruments astronomiques; mais la plus grande curiosité, dont dépend même la destinée de l’île, est une pierre d’aimant prodigieuse taillée en forme de navette de tisserand.
Elle est longue de trois toises, et dans sa plus grande épaisseur elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse qu’une main très faible peut le faire tourner; elle est entourée d’un cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d’épaisseur et de six toises de diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux, tous de diamant, hauts chacun de trois toises. Du côté concave du cercle il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extrémités de l’essieu, qui tourne quand il le faut.
Aucune force ne peut déplacer la pierre, parce que le cercle et les pieds du cercle sont d’une seule pièce avec le corps du diamant qui fait, la base de l’île.
C’est par le moyen de cet aimant que l’île se hausse, se baisse et change de place; car, par rapport à cet endroit de la terre sur lequel le monarque préside, la pierre est munie à un de ses côtés d’un pouvoir attractif, et à l’autre d’un pouvoir répulsif. Ainsi, quand il lui plaît que l’aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l’île descend; mais quand le pôle ennemi est tourné vers la même terre, l’île remonte. Lorsque la position de la terre est oblique, le mouvement de l’île est pareil; car, dans cet aimant, les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa direction; c’est par ce mouvement oblique que l’île est conduite aux différentes parties des domaines du monarque.