Le capitaine fut très satisfait de tout ce que je lui racontai, et me dit qu’il espérait qu’après notre retour en Angleterre je voudrais bien en écrire la relation et la donner au public. Je répondis que je croyais que nous avions déjà trop de livres de voyages, que mes aventures passeraient pour un vrai roman et pour une action ridicule; que ma relation ne contiendrait que des descriptions de plantes et d’animaux extraordinaires, de lois, de mœurs et d’usages bizarres; que ces descriptions étaient trop communes, et qu’on en était las; et, n’ayant rien autre chose à dire touchant mes voyages, ce n’était pas la peine de les écrire. Je le remerciai de l’opinion avantageuse qu’il avait de moi.
Il me parut étonné d’une chose, qui fut de m’entendre parler si haut, me demandant si le roi et la reine de ce pays étaient sourds. Je lui dis que c’était une chose à laquelle j’étais accoutumé depuis plus de deux ans, et que j’admirais de mon côté sa voix et celle de ses gens, qui me semblaient toujours me parler bas et à l’oreille; mais que, malgré cela, je les pouvais entendre assez bien; que, quand je parlais dans ce pays, j’étais comme un homme qui parle dans la rue à un autre qui est monté au haut d’un clocher, excepté quand j’étais mis sur une table ou tenu dans la main de quelque personne. Je lui dis que j’avais même remarqué une autre chose, c’est que, d’abord que j’étais entré dans le vaisseau, lorsque les matelots se tenaient debout autour de moi, ils me paraissaient infiniment petits; que pendant mon séjour dans ce pays, je ne pouvais plus me regarder dans un miroir, depuis que mes yeux s’étaient accoutumés à de grands objets, parce que la comparaison que je faisais me rendait méprisable à moi-même. Le capitaine me dit que, pendant que nous soupions, il avait aussi remarqué que je regardais toutes choses avec une espèce d’étonnement, et que je lui semblais quelquefois avoir de la peine à m’empêcher d’éclater de rire; qu’il ne savait pas fort bien alors comment il le devait prendre, mais qu’il l’attribua à quelque dérangement dans ma cervelle. Je répondis que j’étais étonné comment j’avais été capable de me contenir en voyant ses plats de la grosseur d’une pièce d’argent de trois sous, une éclanche de mouton qui était à peine une bouchée, un gobelet moins grand qu’une écaille de noix, et je continuai ainsi, faisant la description du reste de ses meubles et de ses viandes par comparaison; car, quoique la reine m’eût donné pour mon usage tout ce qui m’était nécessaire dans une grandeur proportionnée à ma taille, cependant mes idées étaient occupées entièrement de ce que je voyais autour de moi, et je faisais comme tous les hommes qui considèrent sans cesse les autres sans se considérer eux-mêmes et sans jeter les yeux sur leur petitesse. Le capitaine, faisant allusion au vieux proverbe anglais, me dit que mes yeux étaient donc plus grands que mon ventre, puisqu’il n’avait pas remarqué que j’eusse un grand appétit, quoique j’eusse jeûné toute la journée; et, continuant de badiner, il ajouta qu’il aurait donné beaucoup pour avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec de l’aigle, et ensuite tomber d’une si grande hauteur dans la mer, ce qui certainement aurait été un objet très étonnant et digne d’être transmis aux siècles futurs.
Le capitaine, revenant du Tonkin, faisait sa route vers l’Angleterre, et avait été poussé vers le nord-est, à quarante degrés de latitude, à cent quarante-trois de longitude; mais un vent de saison s’élevant deux jours après que je fus à son bord, nous fûmes poussés au nord pendant un long temps; et, côtoyant la Nouvelle-Hollande, nous fîmes route vers l’ouest-nord-ouest, et depuis au sud-sud-ouest, jusqu’à ce que nous eussions doublé le cap de Bonne-Espérance. Notre voyage fut très heureux, mais j’en épargnerai le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine mouilla à un ou deux ports, et y fit entrer sa chaloupe, pour chercher des vivres et faire de l’eau; pour moi, je ne sortis point du vaisseau que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut, je crois, le 4 juin 17 06, environ neuf mois après ma délivrance. J’offris de laisser mes meubles pour la sûreté du payement de mon passage; mais le capitaine protesta qu’il ne voulait rien recevoir. Nous nous dîmes adieu très affectueusement, et je lui fis promettre de me venir voir à Redriff. Je louai un cheval et un guide pour un écu, que me prêta le capitaine.
Pendant le cours de ce voyage, remarquant la petitesse des maisons, des arbres, du bétail et du peuple, je pensais me croire encore à Lilliput; j’eus peur de fouler aux pieds les voyageurs que je rencontrais, et je criai souvent pour les faire reculer du chemin; en sorte que je courus risque une ou deux fois d’avoir la tête cassée pour mon impertinence.
Quand je me rendis à ma maison, que j’eus de la peine à reconnaître, un de mes domestiques ouvrant la porte, je me baissai pour entrer, de crainte de me blesser la tête; cette porte me semblait un guichet. Ma femme accourut pour m’embrasser; mais je me courbai plus bas que ses genoux, songeant qu’elle ne pourrait autrement atteindre ma bouche. Ma fille se mit à mes genoux pour me demander ma bénédiction; mais je ne pus la distinguer que lorsqu’elle fut levée, ayant été depuis si longtemps accoutumé à me tenir debout, avec ma tête et mes yeux levés en haut. Je regardai tous mes domestiques et un ou deux amis qui se trouvaient alors dans la maison comme s’ils avaient été des pygmées et moi un géant. Je dis à ma femme qu’elle avait été trop frugale, car je trouvais qu’elle s’était réduite elle-même et sa fille presque à rien. En un mot; je me conduisis d’une manière si étrange qu’ils furent tous de l’avis du capitaine quand il me vit d’abord, et conclurent que j’avais perdu l’esprit. Je fais mention de ces minuties pour faire connaître le grand pouvoir de l’habitude et du préjugé.
En peu de temps, je m’accoutumai à ma femme, à ma famille et à mes amis; mais ma femme protesta que je n’irais jamais sur mer; toutefois, mon mauvais destin en ordonna autrement, comme le lecteur le pourra savoir dans la suite. Cependant, c’est ici que je finis la seconde partie de mes malheureux voyages.
VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG, À GLOUBBDOUBDRIE ET AU JAPON
Chapitre I
L’auteur entreprend un troisième voyage. Il est pris par des pirates. Méchanceté d’un Hollandais. Il arrive à Laputa.
Il n’y avait que deux ans environ que j’étais chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouailles, commandant la Bonne-Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais été autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m’étais fixé pour toujours, et m’apprit, qu’il méditait un voyage aux Indes orientales et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons; que j’aurais une double paye; et qu’ayant éprouvé que la connaissance que j’avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s’engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.
Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais, c’était d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en pourraient retirer.