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Les Voyages De Gulliver pic_3.jpg

Quand ces gens durent remarqué que j’étais tranquille, ils cessèrent de me décocher des flèches; mais, par le bruit que j’entendis, je connus que leur nombre s’augmentait considérablement, et, environ à deux toises loin de moi, vis-à-vis de mon oreille gauche, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d’un pied et demi, où quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une échelle pour y monter; d’où un d’entre eux, qui me semblait être une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s’écria trois fois: Langro Dehul san. Ces mots furent répétés ensuite, et expliqués par des signes pour me les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes s’avancèrent, et coupèrent les cordons qui attachaient le côté gauche de ma tête; ce qui me donna la liberté de la tourner à droite et d’observer la mine et l’action de celui qui devait parler. Il me parut être de moyen âge, et d’une taille plus grande que les trois autres qui l’accompagnaient, dont l’un, qui avait l’air d’un page, tenait la queue de sa robe, et les deux autres étaient debout de chaque côté pour le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les règles de l’art, il mêlait dans son discours des périodes pleines de menaces et de promesses. Je fis la réponse en peu de mots, c’est-à-dire par un petit nombre de signes, mais d’une manière pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil, comme pour le prendre à témoin que je mourais de faim, n’ayant rien mangé depuis longtemps. Mon appétit était, en effet, si pressant que je ne pus m’empêcher de faire voir mon impatience (peut-être contre les règles de l’honnêteté) en portant mon doigt très souvent à ma bouche, pour faire connaître que j’avais besoin de nourriture.

L’Hurgo (c’est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand seigneur, comme je l’ai ensuite appris) m’entendit fort bien. Il descendit de l’échafaud, et ordonna que plusieurs échelles fussent appliquées à mes côtés, sur lesquelles montèrent bientôt plus de cent hommes qui se mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de viandes. J’observai qu’il y avait de la chair de différents animaux, mais je ne les pus distinguer par le goûter. Il y avait des épaules et des éclanches en forme de celles de mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes d’une alouette; j’en avalai deux ou trois d’une bouchée avec six pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques d’étonnement et d’admiration à cause de ma taille et de mon prodigieux appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu’il me manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon dont je mangeais, qu’une petite quantité de boisson ne me suffirait pas; et, étant un peuple d’esprit, ils levèrent avec beaucoup d’adresse un des plus grands tonneaux de vin qu’ils eussent, le roulèrent vers ma main et le défoncèrent. Je le bus d’un seul coup avec un grand plaisir. On m’en apporta un autre muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

Après m’avoir vu faire toutes ces merveilles, ils poussèrent des cris de joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme ils avaient fait d’abord: Hehinah Degul. Bientôt après, j’entendis une acclamation universelle, avec de fréquentes répétitions de ces mots: Peplom Selan, et j’aperçus un grand nombre de peuple sur mon côté gauche, relâchant les cordons à un tel point que je me trouvai en état de me tourner, et d’avoir le soulagement d’uriner, fonction dont je m’acquittai au grand étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allais faire, s’ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge. Quelque temps auparavant, on m’avait frotté charitablement le visage et les mains d’une espèce d’onguent d’une odeur agréable, qui, dans très peu de temps, me guérit de la piqûre des flèches. Ces circonstances, jointes aux rafraîchissements que j’avais reçus, me disposèrent à dormir; et mon sommeil fut environ de huit heures, sans me réveiller, les médecins, par ordre de l’empereur, ayant frelaté le vin et y ayant mêlé des drogues soporifiques.

Tandis que je dormais, l’empereur de Lilliput (c’était le nom de ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette résolution semblera peut-être hardie et dangereuse, et je suis sûr qu’en pareil cas elle ne serait du goût d’aucun souverain de l’Europe; cependant, à mon avis, c’était un dessein également prudent et dangereux; car, en cas que ces peuples eussent tenté de me tuer avec leurs lances et leurs flèches pendant que je dormais, je me serais certainement éveillé au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excité ma fureur et augmenté mes forces à un tel degré, que je me serais trouvé en état de rompre le reste des cordons; et, après cela, comme ils n’étaient pas capables de me résister, je les aurais tous écrasés et foudroyés.

On fit donc travailler à la hâte cinq mille charpentiers et ingénieurs pour construire une voiture: c’était un chariot élevé de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut achevé, on le conduisit au lieu où j’étais. Mais la principale difficulté fut de m’élever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employées; et des cordes très fortes, de la grosseur d’une ficelle, furent attachées, par le moyen de plusieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen d’un grand nombre de poulies attachées aux perches; et, de cette façon, dans moins de trois heures de temps, je fus élevé, placé et attaché dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu’on m’en a fait depuis, car, pendant cette manœuvre, je dormais très profondément. Quinze cents chevaux, les plus grands de l’écurie de l’empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, furent attelés au chariot, et me traînèrent vers la capitale, éloignée d’un quart de lieue.

Il y avait quatre heures que nous étions en chemin, lorsque je fus subitement éveillé par un accident assez ridicule. Les voituriers s’étant arrêtés un peu de temps pour raccommoder quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosité de regarder ma mine pendant que je dormais; et, s’avançant très doucement jusqu’à mon visage, l’un d’entre eux, capitaine aux gardes, avait mis la pointe aiguë de son esponton bien avant dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m’éveilla, et me fit éternuer trois fois. Nous fîmes une grande marche le reste de ce jour-là, et nous campâmes la nuit avec cinq cents gardes, une moitié avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des flèches, prête à tirer si j’eusse essayé de me remuer. Le lendemain au lever du soleil, nous continuâmes notre voyage, et nous arrivâmes sur le midi à cent toises des portes de la ville. L’empereur et toute la cour sortirent pour nous voir; mais les grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majesté hasardât sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs autres avaient osé faire.

À l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avait un temple ancien, estimé le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant été souillé quelques années auparavant par un meurtre, était, selon la prévention de ces peuples, regardé comme profane, et, pour cette raison, employé à divers usages. Il fut résolu que je serais logé dans ce vaste édifice. La grande porte, regardant le nord, était environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de large; de chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre élevée de six pouces. À celle qui était du côté gauche, les serruriers du roi attachèrent quatre-vingt-onze chaînes, semblables à celles qui sont attachées à la montre d’une dame d’Europe, et presque aussi larges; elles furent par l’autre bout attachées à ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-à-vis de ce temple, de l’autre côté du grand chemin, à la distance de vingt pieds, il y avait une tour d’au moins cinq pieds de haut; c’était là que le roi devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à son aise. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attirés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je crois qu’il n’y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des échelles, si on n’eût publié un arrêt du conseil d’État pour le défendre. On ne peut s’imaginer le bruit et l’étonnement du peuple quand il me vit debout et me promener: les chaînes qui tenaient mon pied gauche étaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberté d’aller et de venir dans un demi-cercle.