Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, excepté en quelques endroits, je n’avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture; mais, ayant marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous nous trouvâmes dans une très belle campagne. Les maisons des laboureurs étaient un peu éloignées et très bien bâties; les champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé, des prairies, et je ne me souviens pas d’avoir rien vu de si agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que là commençait sa terre; que, néanmoins, les gens du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu’il n’avait pas mieux fait ses affaires.
Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d’une très noble structure: les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement et avec goût. Je donnai à chaque chose des louanges, dont Son Excellence ne parut s’apercevoir qu’après le souper.
Alors, n’y ayant point de tiers, il me dit d’un air fort triste qu’il ne savait s’il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et détruire tout son palais pour le rendre conforme au goût moderne; mais qu’il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire par là aux gens de bien; que je cesserais d’être étonné quand je saurais quelques particularités que j’ignorais.
Il me dit que, depuis environ quatre ans, certaines personnes étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leurs plaisirs, et qu’après cinq mois elles s’en étaient retournées avec une très légère teinture de mathématiques, mais pleines d’esprits volatils recueillis dans cette région aérienne; que ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d’en bas, et avaient formé le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied; que pour cela elles avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie d’ingénieurs, c’est-à-dire de gens à systèmes; que le peuple était si fantasque qu’il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes; que, dans ces académies ou collèges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l’agriculture et l’architecture, et de nouveaux instruments et outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix, et un palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides, qu’il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation; tous les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons, plus gros cent fois qu’à présent, avec une infinité d’autres projets admirables. «C’est dommage, continua-t-il, qu’aucun de ces projets n’ait été perfectionné jusqu’ici, qu’en peu de temps toute la campagne ait misérablement ravagée, que la plupart des maisons soient tombées en ruine, et que le peuple, tout nu, meure de froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d’être découragés, ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés tour à tour par l’espérance et par le désespoir.» Il ajouta que, pour ce qui était de lui, n’étant pas d’un esprit entreprenant, il s’était contenté d’agir selon l’ancienne méthode, de vivre dans les maisons bâties par ses ancêtres et de faire ce qu’ils avaient fait, sans rien innover; que quelque peu de gens de qualité avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris, et s’étaient même rendus odieux, comme gens mal intentionnés, ennemis des arts, ignorants, mauvais républicains, préférant leur commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.
Son Excellence ajouta qu’il ne voulait pas prévenir par un long détail le plaisir que j’aurais lorsque j’irais visiter l’académie des systèmes; qu’il souhaitait seulement que j’observasse un bâtiment ruiné du côté de la montagne; que ce que je voyais, à la moitié d’un mille de son château, était un moulin que le courant d’une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa maison et pour un grand nombre de ses vassaux; qu’il y avait environ sept ans qu’une compagnie d’ingénieurs était venue lui proposer d’abattre ce moulin et d’en bâtir un autre au pied de la montagne, sur le sommet de laquelle serait construit un réservoir où l’eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des machines, d’autant que le vent et l’air sur le haut de la montagne agiteraient l’eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l’eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière; il me dit que, n’étant pas bien à la cour, parce qu’il n’avait donné jusqu’ici dans aucun des nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il avait agréé le projet; mais qu’après y avoir fait travailler pendant deux ans, l’ouvrage avait mal réussi, et que les entrepreneurs avaient pris la fuite.
Peu de jours après, je souhaitai voir l’académie des systèmes, et Son Excellence voulut bien me donner une personne pour m’y accompagner; il me prenait peut-être pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond, j’avais un peu été dans ma jeunesse homme à projets et à systèmes, et encore aujourd’hui tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrêmement.
Chapitre V
L’auteur visite l’académie et en fait la description.
Le logement de cette académie n’est pas un seul et simple corps de logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d’une cour.
Je fus reçu très honnêtement par le concierge, qui nous dit d’abord que, dans ces bâtiments, chaque chambre renfermait un ingénieur, et quelquefois plusieurs, et qu’il y avait environ cinq cents chambres dans l’académie. Aussitôt il nous fit monter et parcourir les appartements.
Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre: il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa peau; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous dit-il, de recueillir des rayons de soleil afin de les enfermer dans des fioles bouchées hermétiquement, et qu’ils pussent servir à échauffer l’air lorsque les étés seraient peu chauds; il me dit que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable; mais il se plaignait que ses fonds étaient petits, et il m’engagea à lui donner quelque chose pour l’encourager.
Je passai dans une autre chambre; mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa dedans, et me pria tout bas de prendre garde d’offenser un homme qui s’en ressentirait; ainsi je n’osai pas même me boucher le nez. L’ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l’académie: son visage et sa barbe étaient d’une couleur pâle et jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d’une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m’embrassa très étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis son entrée à l’académie, avait été de tâcher de reconstituer les éléments des matières ayant servi à l’alimentation, pour les faire retourner à l’état d’aliment.
J’en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire, disait-il, de fort bon salpêtre et en faire de la poudre à canon; il me montra un traité concernant la malléabilité du feu, qu’il avait envie de publier.