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Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la porte sur nous, poussant le verrou. Je n’avais pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil sur son installation qu’il poussait un cri de surprise en me montrant, sur un guéridon, un binocle.

«Qu’est-ce que c’est que cela? se demandait-il; qu’est-ce que ce binocle est venu faire sur mon guéridon?»

J’aurais été bien en peine de lui répondre.

«À moins que, fit-il, à moins que… à moins que… à moins que ce binocle ne soit «ce que je cherche»… et que… et que… et que ce soit un binocle de presbyte!…»

Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la convexité des verres… et alors il me regarda d’une façon effrayante.

«Oh!… oh!»

Et il répétait: Oh!… oh! comme si sa pensée l’avait tout à coup rendu fou…

Il se leva, me mit la main sur l’épaule, ricana comme un insensé et me dit:

«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous, «mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est impossible… ou alors… ou alors… ou alors…»

On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que j’avais vue passer devant moi quand on l’avait amenée au pavillon pour l’interrogatoire et j’en fus étonné, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:

«Dans la rainure du parquet!»

Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure s’en alla. Il se retourna vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard.

«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la serait-elle pas «humainement!… Mais si la chose est «humainement» possible, l’affaire est formidable!»

J’interrompis Rouletabille dans son soliloque:

«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.

– Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté. J’ai besoin de gens sûrs. La femme m’est tout à fait dévouée et le concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque le binocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se feraient tuer pour moi!

– Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Et quand faudra-t-il se faire tuer?

– Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, j’attends l’assassin ce soir!

– Oh! oh! oh! oh!… Vous attendez l’assassin ce soir… Vraiment, vraiment, vous attendez l’assassin ce soir… mais vous connaissez donc l’assassin?

– Oh! oh! oh! Maintenant, il se peut que je le connaisse. Je serais un fou d’affirmer catégoriquement que je le connais, car l’idée mathématique que j’ai de l’assassin donne des résultats si effrayants, si monstrueux, que j’espère qu’il est encore possible que je me trompe! Oh! Je l’espère de toutes mes forces…

– Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, l’assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l’assassin ce soir?

– Parce que je sais qu’il doit venir.»

– Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et l’alluma.

Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu’un marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta. Les pas s’éloignèrent.

«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la cloison.

– Non, me répondit mon ami, il n’est pas là; il a dû partir ce matin pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac!… M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal… Je prévois l’arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses, les gens… Il n’est pas une heure qui s’écoule qui n’apporte contre M. Darzac une accusation nouvelle… Le juge d’instruction en est accablé et aveuglé… Du reste, je comprends que l’on soit aveuglé!… On le serait à moins…

– Frédéric Larsan n’est pourtant pas un novice.

– J’ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment, ce n’est pas le premier venu… J’ai même eu beaucoup d’admiration pour lui quand je ne connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable… Il doit sa réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la mathématique de ses conceptions est bien pauvre…»

Je regardai Rouletabille et ne pus m’empêcher de sourire en entendant ce gamin de dix-huit ans traiter d’enfant un garçon d’une cinquantaine d’années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la police d’Europe…

«Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort!… Je vous jure que je le roulerai… et d’une façon retentissante… mais il faut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce soir… Songez donc: chaque fois que l’assassin vient au château, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, s’absente et se refuse à donner l’emploi de son temps!

– Chaque fois que l’assassin vient au château! m’écriai-je… Il y est donc revenu…

– Oui, pendant cette fameuse nuit où s’est produit le phénomène…»

J’allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait allusion depuis une demi-heure sans me l’expliquer. Mais j’avais appris à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations… Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé complet pour lui-même d’un événement capital qui l’intéressait.

Enfin, par petites phrases rapides, il m’apprit des choses qui me plongèrent dans un état voisin de l’abrutissement, car, en vérité, les phénomènes de cette science encore inconnue qu’est l’hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que cette disparition de la matière de l’assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher. Je parle de l’hypnotisme comme je parlerais de l’électricité dont nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment, l’affaire me parut ne pouvoir s’expliquer que par de l’inexplicable, c’est-à-dire par un événement en dehors des lois naturelles connues. Et cependant, si j’avais eu la cervelle de Rouletabille, j’aurais eu, comme lui, «le pressentiment de l’explication naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a bien été «la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua». Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d’avoir la cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n’est – mais bien moins apparentes – sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient – si j’ose me servir de cette expression un peu forte – sautaient aux yeux.