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– Il s’assied là où tu es, reste en contemplation jusqu’à ce que je lui dise: «Kuyper, vous m’ennuyez.» Alors il répond: «pien» et il s’en va… C’est lui qui m’a donné cette petite broche en corail… Tu sais, ça vaut cent sous; je l’ai acceptée pour avoir la paix.

Un garçon entrait, apportait un plateau chargé qu’il posait sur un bout du guéridon en reculant un peu la plante verte.

– C’est là que je mange toute seule, une heure avant la table d’hôte.

Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gérante n’avait droit qu’à deux plats et au potage.

– Faut-il qu’elle soit chienne, cette Rosario!… Du reste, j’aime mieux manger là; je n’ai pas besoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennent compagnie.

Elle s’interrompit encore pour atteindre une nappe, des serviettes; à tout moment on la dérangeait, un ordre à donner, une armoire à ouvrir, une réclamation à satisfaire. Jean comprit qu’il la gênerait en restant davantage; puis on installait son dîner, et c’était si piètre, cette petite soupière d’une portion qui fumait sur la table, leur donnant à tous deux la même pensée, le même regret de leurs anciens tête-à-tête!

«à dimanche… à dimanche…» murmura-t-elle tout bas, en le renvoyant. Et comme ils ne pouvaient s’embrasser à cause du service, des pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris la main, l’appuyait contre son cœur longuement pour y faire entrer la caresse.

Tout le soir, la nuit, il pensa à elle, souffrant de sa servitude humiliée devant cette gueuse et son gros lézard; puis le Hollandais le troublait aussi, et jusqu’au dimanche il ne vécut pas. En réalité cette demi-rupture qui devait préparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci le coup de serpe de l’émondeur dont se ravive l’arbre fatigué. Ils s’écrivirent, presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en griffonne l’impatience des amoureux; ou bien c’était, au sortir du ministère, une causerie douce dans le bureau pendant l’heure du travail à l’aiguille.

Elle avait dit à l’hôtel en parlant de lui: «Un de mes parents…» et sous le couvert de cette vague appellation il put venir quelquefois passer la soirée au salon, à mille lieues de Paris. Il connut la famille péruvienne avec ses innombrables demoiselles, fagotées de couleurs criardes, rangées autour du salon, de vrais aras au perchoir; il entendit la cithare de Mlle Minna Vogel, enguirlandée comme une perche à houblon, et vit son frère, malade, aphone, suivant de la tête avec passion le rythme de la musique et promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont il eût permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros balourd, chauve, d’aspect sordide, qui avait navigué par tous les océans du monde, et quand on lui demandait quelques renseignements sur l’Australie où il venait de passer des mois, répondait avec un roulement d’yeux: «Devinez combien les pommes de terre à Melbourne?…» n’ayant été frappé que de ce fait unique, la cherté des pommes de terre dans tous les pays où il allait.

Fanny était l’âme de ces réunions, causait, chantait, jouait la Parisienne informée et mondaine; et ce qu’il restait dans ses façons de la bohême ou de l’atelier échappait à ces exotiques, ou leur semblait le suprême genre. Elle les éblouissait de ses relations avec les personnalités fameuses des arts ou de la littérature, donnait à la dame russe qui raffolait des œuvres de Dejoie, des renseignements sur la façon d’écrire du romancier, le nombre de tasses de café qu’il absorbait en une nuit, le chiffre exact et dérisoire dont les éditeurs de Cenderinette avaient payé le chef-d’œuvre qui faisait leur fortune. Et les succès de sa maîtresse rendaient Gaussin si fier qu’il oubliait d’être jaloux, aurait volontiers certifié sa parole, si quelqu’un l’eût mise en doute.

Pendant qu’il l’admirait dans ce paisible salon éclairé de lampes à abat-jour, servant le thé, accompagnant les mélodies des jeunes filles, leur donnant des conseils de grande sœur, il y avait pour lui un montant singulier à se la figurer tout autre, quand elle arrivait chez lui le dimanche matin, trempée, grelottante, et que sans même s’approcher du feu qui flambait en son honneur, elle se déshabillait à la hâte, et se glissait dans le grand lit, contre l’amant. Alors quelles étreintes, quelles caresses longues où se vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation l’un de l’autre qui gardait le désir vivifiant à leur amour.

Les heures passaient, s’embrouillaient; on ne bougeait plus du lit jusqu’au soir. Rien ne les tentait que là; nul plaisir, personne à voir, pas même les Hettéma qui, par économie, s’étaient décidés à vivre à la campagne. Le petit déjeuner préparé, à côté d’eux, ils entendaient, anéantis, la rumeur du dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet des trains, le roulement des fiacres chargés; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec les battements précipités de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la vie, sans notion de l’heure, jusqu’au crépuscule.

Le gaz, qu’on allumait en face, glissait alors un pâle rayon sur la tenture; il fallait se lever, Fanny devant être rentrée à sept heures. Dans le demi-jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses écœurements lui revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant ses bottines encore humides de la course à pied, ses jupons, sa robe de la gérance, l’uniforme noir des femmes pauvres.

Et ce qui gonflait son chagrin c’étaient ces choses aimées autour d’elle, les meubles, le petit cabinet de toilette des beaux jours… Elle s’arrachait: «Allons!…» et pour rester plus longtemps ensemble, Jean la reconduisait; ils remontaient serrés et lents l’avenue des Champs-Elysées dont la double rangée de lampadaires, avec l’Arc de Triomphe en haut, écarté d’ombre, et deux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond de diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension, elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait désorienté, dégoûté de son intérieur où il rentrait le plus tard possible, maudissant la misère, en voulant presque à ceux de Castelet du sacrifice qu’il s’imposait pour eux.

Ils traînèrent deux ou trois mois cette existence devenue vers la fin absolument insupportable, Jean ayant été obligé de restreindre ses visites à l’hôtel à cause d’un bavardage de domestique, et Fanny de plus en plus exaspérée par l’avarice de la mère et de la fille Sanchès. Elle pensait silencieusement à reprendre leur petit ménage et sentait son amant à bout de forces lui aussi, mais elle eût voulu qu’il parlât le premier.

Un dimanche d’avril, Fanny arriva plus parée que d’ordinaire, en chapeau rond, en robe de printemps bien simple, – on n’était pas riche, – mais tendue aux grâces de son corps.

– Lève-toi vite, nous allons déjeuner à la campagne…

– à la campagne!…

– Oui, à Enghien, chez Rosa… Elle nous invite tous les deux…

Il dit non d’abord, mais elle insista. Jamais Rosa ne pardonnerait un refus.

– Tu peux bien consentir pour moi… J’en fais assez, il me semble.

C’était au bord du lac d’Enghien, devant une immense pelouse descendant jusqu’à un petit port où se balançaient quelques yoles et gondoles, un grand chalet, merveilleusement orné et meublé, et dont les plafonds, les panneaux en miroirs reflétaient l’étincellement de l’eau, les superbes charmilles d’un parc déjà frissonnant de verdures hâtives et de lilas en fleurs. Les livrées correctes, les allées où ne traînait pas une brindille, faisaient honneur à la double surveillance de Rosario et de la vieille Pilar.