«Tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour veuve, et l’on me montre toutes sortes d’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il en fût autrement; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis «ta femme», comprends-moi bien. Je sais que tu t’en iras un jour, que je te perdrai, mais après il n’y en aura plus d’autre; à jamais je resterai tienne, conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi… C’est bien drôle, n’est-ce pas, Sapho vertueuse!… Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus là; mais pour toi je me garde telle que tu m’as aimée, délirante et brûlante… je t’adore…»
Subitement, Jean fut pris d’une grande tristesse ennuyée. Ces retours de l’enfant prodigue, après les joies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et d’effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est un désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaient plus pour lui leur salubre allégresse, ni d’attrait la chasse aux belles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le naye-chien du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système de vannes, martelières, rigoles d’amenée.
Le village qu’il revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation d’un village italien; et quand il allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.
Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies d’égypte ruinant ce beau pays de Provence; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetée en haut du chemin.
Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait contre l’impiété des paysans, l’infamie du conseil municipal; il jetait sa malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour s’épargner le prêtre et le médecin:
– Oui, monsieur, le spiritisme!… voilà où ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades!…
Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à l’homélie du prêtre, et rentrait à castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un «cagnard», garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.
Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chênes kermès, s’y terrait pour lire sa lettre; et peu à peu de la fine odeur qu’elle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à faire disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immense vallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations de noyés…
Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs: «Il est là!…» Ses sœurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier d’avoir dépisté son maître et remuant la queue victorieusement; mais Jean le renvoyait d’un coup de pied et rebutait les offres de jouer à cache-cache ou à courir qu’on lui faisait d’un air timide. Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère toujours si loin; il s’était fait enfant pour elles dès l’arrivée, s’amusait du contraste de ces jolies créatures nées en même temps et dissemblables. L’une longue, brune, les cheveux crêpelés, à la fois mystique et volontaire; c’est elle qui avait eu l’idée de la barque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cette petite Marie l’égyptienne avait entraîné la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et à son frère.
Mais quelle gêne odieuse, pendant qu’il était à remuer ses souvenirs, que ces innocentes câlineries d’enfants se frottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maîtresse.
– Non, laissez-moi… il faut que je travaille…
Et il rentrait avec l’intention de s’enfermer chez lui, quand la voix de son père l’appelait au passage.
– C’est toi, Jean… écoute donc…
L’heure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet homme déjà sombre de nature, gardant de l’Orient des habitudes de solennité silencieuse, coupée de brusques souvenirs…, «quand j’étais consul à Hong-Kong», qui partaient en éclats de souches au grand feu. Pendant qu’il écoutait son père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait sur la cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté d’elle, toute la lyre, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des embellissements de Castelet; et ce bronze du commerce, qui l’écœurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une émotion amoureuse, l’envie de baiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis, de se faire dire: «Sapho pour toi, mais rien que pour toi!»
L’image tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. C’était le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom qu’il retrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses goûters d’enfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté paisible et rose malgré des tortures variées et perpétuelles.
«Ah! voilà notre Jean», disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait d’autres réveils, évoquait la maîtresse encore, sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il s’en voulait d’idées pareilles, dans cette chambre surtout! Que faire cependant pour y échapper?