L’ingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste d’il y a dix ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités d’art et cette libre allure, ce mépris de l’opinion que donnent la vie de voyage et le célibat, avait alors l’entreprise d’une ligne ferrée de Tauris à Téhéran; et chaque année, pour se remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fiévreuses à travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs dans cet hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meublé en palais d’été, où il réunissait des gens d’esprit et de jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en quelques semaines l’essence de ce qu’elle a de montant et de savoureux.
«Déchelette est arrivé.» C’était la nouvelle des ateliers, sitôt qu’on avait vu se lever comme un rideau de théâtre l’immense store de coutil sur la façade vitrée de l’hôtel. Cela voulait dire que la fête commençait et qu’on allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et bombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de l’Europe à cette époque des villégiatures et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette n’était pour rien dans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable apportait au plaisir une frénésie à froid, un regard vague, souriant, comme hatschisché, mais d’une tranquillité, d’une lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter, il avait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient, fait d’indulgence et de politesse; et de celles qui venaient là, attirées par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se vanter d’avoir été sa maîtresse plus d’un jour.
«Un bon homme tout de même…» ajouta l’égyptienne qui donnait à Gaussin ces renseignements. S’interrompant tout à coup:
– Voilà votre poète…
– Où donc?
– Devant vous… en marié de village…
Le jeune homme eut un «Oh!» désappointé. Son poète! Ce gros homme, suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot… Les grands cris désespérés du Livre de l’Amour lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne lisait jamais sans un petit battement de fièvre; et tout haut, machinalement, il murmurait:
Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,
Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines…
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare:
– Que dites-vous là?
C’étaient des vers de La Gournerie; il s’étonnait qu’elle ne les connût pas.
«Je n’aime pas les vers…» fit-elle d’un ton bref; et elle restait debout, le sourcil froncé, regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une décision qui lui coûtait: «Bonsoir…» et elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. «Qu’est-ce qu’elle a?… Que lui ai-je dit?…» Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans le bal, moins troublé du départ de l’égyptienne que de toute cette foule qu’il devait traverser pour gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations le rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus; quelques couples çà et là, acharnés aux dernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une petite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées d’air matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobèches éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des cafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.
C’étaient des cris, des appels féroces, le «Pil… ouit» du faubourg répondant au «You you you you» en crécelle des filles d’Orient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu’on entraînait d’une caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque bras: «Mais où êtes-vous donc?… Je vous cherche partout… j’ai une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez bien… Elle m’envoie vous chercher. Venez vite…» et il repartit en courant.
Le pifferaro avait soif; puis l’ivresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille: «N’y va pas…»
Celle de tout à l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi? Ce n’était pas l’attrait de cette femme; il l’avait à peine regardée, et l’autre là-bas qui l’appelait, dressant les couteaux d’acier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse d’un désir.
N’y va pas!…
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.
«Chez vous, ou chez moi?…» demanda-t-elle. Sans bien s’expliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait très petites et glacées; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire qu’elle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure.
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre étages à monter, c’était haut et dur.» Voulez-vous que je vous porte?…» dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa d’un lent regard, méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et clairement disait: «Pauvre petit…»
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano; le souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée: «Oh! m’ami, que c’est bon… qu’on est bien…» Et les dernières marches, qu’il grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce n’était plus une femme qu’il portait, mais quelque chose de lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque d’un écrasement brutal.