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On était à table quand ils arrivèrent, une fausse indication les ayant égarés une heure autour du lac, par des ruelles entre de grands murs de jardins. Jean acheva de se décontenancer, au froid accueil de la maîtresse de la maison, furieuse qu’on l’eût fait attendre, et à l’aspect extraordinaire des vieilles parques auxquelles Rosa le présentait de sa voix de charretier. Trois «élégantes», comme se désignent entre elles les grandes cocottes, trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second Empire, aux noms aussi fameux que celui d’un grand poète ou d’un général à victoires, Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous.

Élégantes, certes elles l’étaient toujours, attifées à la mode nouvelle, aux couleurs du printemps, délicieusement chiffonnées de la collerette aux bottines; mais si fanées, fardées, retapées! Sombreuse sans cils, les yeux morts, la lèvre détendue, tâtonnant autour de son assiette, de sa fourchette, de son verre; la Desfous énorme, couperosée, une boule d’eau chaude aux pieds, étalant sur la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux bagues étincelantes, aussi difficiles, compliquées à entrer et à sortir que les anneaux d’une question romaine. Et Cob toute mince, avec une taille jeunette qui faisait plus hideuse sa tête décharnée de clown malade sous une crinière d’étoupes jaunes. Celle-là, ruinée, saisie, était allée tenter un dernier coup à Monte-Carlo et en revenait sans un sou, enragée d’amour pour un beau croupier qui n’avait pas voulu d’elle; Rosa, l’ayant recueillie, la nourrissait, s’en faisait gloire.

Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient d’un bonjour protecteur: «Comment va, petite?» Le fait est qu’avec sa robe à trois francs le mètre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avait l’air d’une recrue parmi ces épouvantables chevronnées de la galanterie, que ce cadre de luxe, toute la lumière reflétée du lac et du ciel, entrant mêlée d’odeurs printanières par les battants de la salle à manger, faisaient plus spectrales encore.

Il y avait aussi la vieille mère Pilar, «le chinge», comme elle s’appelait elle-même dans son charabia franco-espagnol, vraie macaque à peau déteinte et râpeuse, d’une malice féroce sur des traits grimaçants, coiffée en garçon, les cheveux gris au ras de l’oreille, et sur sa robe de vieux satin noir un grand col bleu de maître-timonier.

– Et puis M. Bichito… dit Rosa, achevant de présenter ses convives et montrant à Gaussin un tampon d’ouate rose où le caméléon grelottait sur la nappe.

– Eh bien, et moi, on ne me présente pas? réclama sur un ton de jovialité forcée un grand garçon à moustaches grisonnantes, de tenue correcte, même un peu raide, dans son veston clair et son col montant.

– C’est vrai… Et Tatave? dirent les femmes en riant.

La maîtresse de maison lâcha son nom avec négligence.

Tatave, c’était de Potter, le savant musicien, l’auteur acclamé de Claudia, de Savonarole; et Jean, qui n’avait fait que l’entrevoir chez Déchelette, s’étonnait de trouver au grand artiste des allures si peu géniales, ce masque en bois dur et régulier, ces yeux déteints scellant une passion folle, incurable, qui depuis des années l’accrochait à cette gueuse, lui faisait quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison où il engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de théâtre, et où on le traitait plus mal qu’un domestique. Il fallait voir l’air excédé de Rosa dès qu’il racontait quelque chose, de quel ton méprisant elle lui imposait silence; et renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais d’ajouter d’un accent convaincu:

– Foute-nous la paix, mon garçon.

Jean l’avait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bête, ce coup d’œil inquisiteur dans son assiette, mettaient au supplice le jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirées musicales de l’hôtel et la jobarderie de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour une femme du monde tombée dans le malheur. L’ancienne dame des chars, bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque oreille, semblait envier à son amie le renouveau de jeunesse et de beauté que lui communiquait cet amant jeune et beau; et Fanny ne se fâchait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître une grande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais haletant derrière sa chaise: «Tevinez combien les pommes de terre à Batavia.»

Gaussin ne riait guère, lui; Pilar non plus, occupée à surveiller l’argenterie de sa fille, ou s’élançant d’un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche qu’elle présentait en baragouinant des mots de tendresse «mange, mi alma; mange, mi corazon» à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.

Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce matin-là:

– Ne te lève donc pas à toute minute, c’est fatigant.

Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère répondit:

– Vous dévorez, bos otros… pourquoi tu veux pas qu’il mange, loui?

– Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tu nous embêtes…

La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à s’injurier en dévotes espagnoles, mêlant le démon et l’enfer à des invectives de trottoir:

«Hija del demonio.

– Cuerno de satanas.

– Puta!…

– Mi madre!

Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul intervint par égard pour l’étranger:

– Ne vous disputez donc pas, voyons.

Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui:

– De quoi te mêles-tu, toi?… en voilà des manières!… Est-ce que je ne suis pas libre de parler… Va donc voir un peu chez ta femme, si j’y suis!… J’en ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent… Va les porter à ta dinde, il n’est que temps!…

De Potter souriait, un peu pâle:

– Et il faut vivre avec ça!… murmurait-il dans sa moustache.

– Ça vaut bien ça… hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la table… Et tu sais, la porte est ouverte… file… hop!

– Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeux ternes.

Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si comique: «Foute-nous la paix, mon garçon…» que tout le monde éclata de rire, même Rosa, même de Potter qui embrassait sa maîtresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la donnait délicatement, par les ailes, à Bichito.