Изменить стиль страницы

Il est temps que je retourne à l’endroit où j’ai laissé l’aventureux Astolphe d’Angleterre, qui a désormais son long exil en horreur, et brûle du désir de revoir sa patrie. Celle qui avait vaincu Alcine lui avait donné à espérer qu’il pourrait la revoir, et elle s’était occupée à l’y renvoyer par la voie la plus prompte et la plus sûre.

À cet effet, elle fit appareiller la meilleure galère qui jamais ait sillonné les mers. Et comme elle craignait qu’Alcine ne cherchât à troubler son voyage, Logistilla ordonna à Andronique et à Sophrosine d’accompagner Astolphe avec une forte escadre, jusqu’à ce qu’il eût gagné sain et sauf la mer d’Arabie ou le golfe Persique.

Elle lui conseille de contourner les rivages de la Scythie, de l’Inde et des royaumes Nabathéens, et de rejoindre, par ce long détour, les côtes de Perse et d’Érythrée, plutôt que d’aller par la mer boréale, toujours troublée par des vents mauvais et dangereux, et de traverser ces régions où l’on est plusieurs mois sans voir le soleil.

La Fée voyant que toutes les mesures étaient prises, permit au duc de partir, après l’avoir renseigné et instruit sur une foule de choses qu’il serait trop long de répéter. Pour empêcher qu’il ne tombât dans quelque enchantement dont il ne pourrait sortir, elle lui avait donné un beau et très utile livre, en lui recommandant, pour l’amour d’elle, de l’avoir toujours sur lui.

Ce petit livre enseignait comment l’homme doit combattre les enchantements. Divers signes indiquaient où ce sujet était traité. Enfin elle lui fit encore un don qui surpassait tous ceux qui furent jamais faits; c’était un cor dont le son terrible faisait fuir tous ceux qui l’entendaient.

Je dis que le son de ce cor était si terrible, que, partout où il s’entendait, il faisait fuir les gens. On n’aurait pu trouver dans l’univers un homme au cœur assez fort, pour s’empêcher de fuir aussitôt qu’il l’aurait entendu. La rumeur produite par le vent ou les tremblements de terre, le tonnerre lui-même, ne sont rien en comparaison. Le brave chevalier anglais prit congé de la Fée, après lui avoir adressé de chaleureux remercîments.

Laissant le port et ses ondes tranquilles, le duc, poussé par une brise heureuse qui souffle à la poupe, navigue à travers les riches et populeuses cités de l’Inde embaumée. Il découvre, à droite et à gauche, des milliers d’îles éparses, et s’avance jusqu’à ce qu’il aperçoive la terre de Thomas. Là, le pilote tourne plus au nord.

Rasant presque la Chersonèse d’Or [71], la flotte imposante entre dans le grand Océan, et, côtoyant de riches rivages, voit le Gange verser dans la mer ses eaux blanches d’écume. Puis, on aperçoit la Taprobane, Coromandel, et la mer qui s’étrangle entre deux rives. Après avoir navigué longtemps, on arrive à Cochin, et là on sort des parages de l’Inde.

Tout en parcourant la mer avec une escorte aussi dévouée et aussi sûre, le duc veut savoir et demande à Andronique si, des contrées où le soleil se couche, aucun vaisseau, marchant à la rame ou à la voile, est jamais apparu dans les mers d’Orient, et si on peut aller, sans toucher terre, des rivages de l’Inde à ceux de France ou d’Angleterre.

«Tu dois savoir – répondit Andronique – que la mer entoure la terre de tous côtés, et que ses ondes, poussées l’une par l’autre, s’étendent sans discontinuité des climats où la mer est bouillante jusqu’à ceux où elle se glace. Mais parce que la terre d’Éthiopie s’avance considérablement au midi, on a prétendu que Neptune ne permettait pas d’aller plus avant.

» C’est pour ce motif qu’aucun vaisseau ne part de notre rivage oriental de l’Inde pour aller en Europe, et que pas un navigateur européen n’ose à son tour appareiller pour se rendre dans nos parages. Les uns et les autres, plutôt que de doubler ce cap, retournent sur leurs pas, et voyant qu’il s’étend si loin, s’imaginent qu’il va rejoindre l’autre hémisphère.

» Mais, les années se déroulant, je vois des extrémités du Ponant sortir de nouveaux Argonautes, de nouveaux Tiphys qui ouvrent la voie inconnue jusqu’à ce jour. Les uns, contournant l’Afrique, suivent la côte habitée par les nègres, jusqu’à ce qu’ils dépassent ce signe où entre le soleil quand il quitte le capricorne pour venir à nous.

» Ils découvrent la pointe de ce long continent qui semble diviser l’Océan en deux mers différentes, et parcourent tous les rivages, toutes les îles voisines de l’Inde, de l’Arabie et de la Perse. D ’autres, laissant à leur droite et à leur gauche les bords illustrés par les ouvrages d’Hercule, imitent le soleil dans sa course circulaire, et retrouvent de nouvelles terres et un nouveau monde.

» Je vois la Sainte Croix et l’étendard impérial se dresser sur une verte plage. Je vois les chefs nommés, les uns pour conduire les vaisseaux, les autres pour faire la conquête des pays découverts. Je vois dix de ces aventuriers mettre en fuite des milliers d’Indiens, et soumettre à l’Aragon toutes les terres qui s’étendent de ces contrées jusqu’aux Indes. Je vois les capitaines de Charles-Quint victorieux partout où ils portent leurs pas.

» Dieu veut que cette route ait été inconnue dans l’antiquité, et le soit encore longtemps. Il ne la laissera connaître que dans six ou sept siècles d’ici. Il réserve cette découverte à l’époque où le monde sera sous le sceptre du plus sage et du plus juste empereur qui ait existé depuis Auguste, et qui existera jamais.

» Du sang d’Autriche et d’Aragon, je vois naître sur la rive gauche du Rhin un prince qui n’aura point son pareil pour la valeur parmi ceux dont on parle ou sur lesquels on écrit. Je vois Astrée, par lui remise sur le trône, reparaître vivante et comme ressuscitée; je vois les vertus que le monde avait chassées lorsqu’il la chassa elle-même, rappelées par lui de l’exil.

» À cause de ses mérites, la Bonté suprême l’a désigné non seulement pour ceindre le diadème du vaste empire que possédèrent Auguste, Trajan, Marc-Aurèle et Sévère, mais pour régner sur une telle étendue de terres, que jamais le soleil ne puisse s’y coucher, ni les saisons s’y renouveler. Elle veut que, sous cet empereur, il n’y ait qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur.

» Et pour que les ordres écrits de toute éternité dans le ciel soient plus facilement exécutés, la souveraine Providence place près de lui, sur mer et sur terre, des capitaines invincibles. Je vois Fernand Cortez qui a soumis à l’autorité du nouveau César des cités et des royaumes tellement perdus au fond de l’Orient, qu’ils nous sont inconnus à nous qui habitons l’Inde.

» Je vois Prosper Colonna; je vois un marquis de Pescaire, et après eux, un jeune homme nommé du Guast, rendre la belle Italie chère aux lis d’or. Je vois le dernier des trois l’emporter sur les deux autres qui l’ont précédé; ainsi le bon coureur qui a quitté le dernier la barrière, rejoint ses concurrents et finit par les dépasser tous.

» Je vois Alphonse – c’est son nom – montrer tant de valeur, tant de fidélité, que, malgré son jeune âge qui ne dépasse pas encore vingt-six ans, l’empereur lui confie son armée. Avec un tel capitaine, Charles-Quint conservera non seulement ses conquêtes, mais soumettra le monde entier à sa loi.