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Comme dans les villas alpestres, ou dans les châteaux, le chasseur, en souvenir des grands périls qu’il a courus, a coutume de clouer aux portes les peaux hérissées, les pattes formidables et les énormes têtes des ours, ainsi le féroce géant faisait parade des dépouilles de celles de ses victimes qui lui avaient résisté avec le plus de courage. Les ossements d’une infinité d’autres sont épars sur le sol, et les fossés sont remplis de sang humain.

Caligorant se tient sur la porte, – c’est ainsi qu’est nommé le monstre impitoyable qui orne de cadavres le seuil de sa demeure, comme d’autres décorent le leur avec des draperies d’or et de pourpre. – À peine s’il peut retenir sa joie dès qu’il aperçoit le duc de loin, car il y avait deux mois passés, et le troisième s’avançait, qu’aucun chevalier n’était venu par ce chemin.

Il se dirige en toute hâte vers le marais qui était couvert d’une épaisse forêt de roseaux verdoyants, comptant y tuer le paladin en l’attaquant par derrière. Il espère, en effet, le faire tomber dans le filet qu’il tenait caché dans la poussière, comme il avait déjà fait des autres voyageurs que leur mauvais destin avait amenés dans ces lieux.

Dès que le paladin le voit venir, il arrête son destrier, craignant qu’il ne donne du pied dans les filets dont lui avait parlé le bon vieillard. Là il a recours à son cor. Le son de celui-ci fait son effet habituel; le géant, en l’entendant, est frappé au cœur d’une terreur telle, qu’il se met à fuir.

Astolphe sonne, tout en regardant attentivement autour de lui, car il lui semble toujours que le filet s’ouvre pour le saisir. Quant au félon, il s’enfuit sans voir où il va, car il a les yeux aussi troublés que le cœur. Sa terreur est si grande, qu’il ne reconnaît plus son chemin, et trébuche dans son propre filet qui se resserre, l’enlace tout entier et le renverse à terre.

Astolphe qui voit tomber le colosse, rassuré sur son propre compte, accourt en toute hâte. Descendu de cheval, l’épée en main, il s’avance pour venger la mort de mille malheureux. Mais il lui semble que tuer un homme enchaîné lui sera reproché comme une lâcheté plutôt que compté comme un acte de courage. Il voit en effet que le géant a les bras, les pieds et le cou liés de telle sorte qu’il ne peut faire un mouvement.

Le filet avait été jadis fait par Vulcain d’un fil d’acier très subtil, mais avec un art tel qu’on aurait perdu sa peine à chercher à en dénouer la moindre partie. C’était celui qui avait lié les pieds et les mains de Vénus et de Mars. Le jaloux l’avait fait dans l’unique intention de les saisir tous les deux ensemble au lit.

Mercure le vola plus tard au forgeron, lorsqu’il voulut s’emparer de Chloris, de Chloris la belle, qui voltige par les airs derrière l’Aurore, au lever du soleil, et s’en va répandant les lis, les roses et les violettes contenus dans les pans de sa robe. Mercure guetta tellement cette nymphe, qu’un jour il la saisit dans l’air avec le filet.

Il paraît que la déesse fut prise en volant près de l’endroit où le grand fleuve d’Éthiopie entre dans la mer. Le filet fut ensuite conservé pendant plusieurs siècles à Canope, dans le temple d’Anubis. Trois mille ans après, Caligorant l’enleva du lieu consacré. Le voleur impie emporta le filet, après avoir brûlé la ville et dépouillé le temple.

Il sut l’installer sur le sable de telle façon que tous ceux auxquels il faisait la chasse venaient y donner en plein. À peine l’avaient-ils touché, qu’il leur liait le cou, les pieds et les bras. Astolphe, après en avoir enlevé une chaîne, lia les mains, les bras et la poitrine du félon de façon qu’il ne pût pas se dégager, puis il le laissa se lever,

Après l’avoir serré dans de nouveaux nœuds. Le géant était devenu plus doux qu’une damoiselle. Astolphe se décide a l’emmener avec lui, et à le montrer par les villas, les cités et les châteaux. Il emporte aussi le filet dont ni lime ni marteaux ne surent jamais égaler la perfection. Il en charge son prisonnier qu’il traîne en triomphe, enchaîné après lui.

Il lui donne encore à porter son casque et son écu, comme s’il eût été son valet. Puis il poursuit sa route, et partout où il passe on est plein de joie en voyant qu’on peut désormais voyager en sûreté. Astolphe s’en va jusqu’à ce qu’il arrive près des sépulcres de Memphis, de Memphis fameux par ses pyramides. La populeuse cité du Caire se voit à l’opposé.

Toute la population accourait pour voir le géant démesuré. Comment est-il possible, disait-on, que ce petit guerrier ait enchaîné ce géant? Astolphe pouvait à peine avancer, tant la foule le pressait de tous côtés. Chacun l’admirait et le comblait d’honneurs, comme un chevalier de haute valeur.

Le Caire n’était pas alors aussi grand que de notre temps, car dix-huit mille grandes rues ne peuvent contenir la population. Bien que les maisons aient trois étages, beaucoup d’habitants dorment dans les rues; le soudan habite un château d’une immense étendue, admirablement riche et beau.

Ses vassaux, au nombre de quinze mille, tous chrétiens renégats, y sont logés avec leurs femmes, leurs familles et leurs chevaux. Astolphe veut voir où et par combien d’embouchures le Nil entre dans les flots salés à Damiette. Il avait, du reste, entendu dire que quiconque passait par là était mis à mort ou pris.

En effet, sur la rive du Nil, près de l’embouchure, se tient dans une tour un brigand qui tue les paysans et les voyageurs, et, pillant tout le monde, porte ses ravages jusqu’au Caire. Personne ne peut lui résister; on raconte que c’est en vain qu’on chercherait à lui arracher la vie. Il a déjà reçu plus de cent mille blessures, et jamais on n’a pu parvenir à le tuer.

Pour voir s’il peut faire trancher le fil de sa vie par la Parque, Astolphe s’en va à la recherche d’Orrile – c’est ainsi que s’appelait le brigand – et arrive à Damiette. De là, il parvient à l’endroit où le Nil entre dans la mer, et voit, sur la rive, la grande tour où demeure la brute enchantée, née d’un lutin et d’une fée.

Il arrive au moment où une cruelle bataille se livre entre Orrile et deux guerriers. Orrile est seul, et cependant il harcèle tellement ses deux adversaires, qu’ils ont grand peine à s’en défendre. Pourtant l’un et l’autre ont par tout le monde un grand renom de vaillance. Ce sont les deux fils d’Olivier: Griffon le Blanc, et Aquilant le Noir.

Il est vrai que le mécréant était venu au combat avec un grand avantage. Il avait amené avec lui sur le terrain de la lutte une bête féroce que l’on trouve seulement dans ces contrées. Elle vit à la fois sur le rivage et au fond du fleuve. Les corps humains sont sa nourriture, et elle dévore les voyageurs imprudents et les malheureux nautoniers.

La bête gisait morte sur le sable, près du port, tuée par la main des deux frères; mais Orrile n’en est pas moins redoutable. Plusieurs fois l’un et l’autre de ses adversaires ont mis ses membres en pièces sans qu’il en soit mort. On ne pouvait pas même le tuer en le taillant en morceaux, car dès qu’on lui avait coupé une main ou une jambe, il la recollait comme si elle avait été de cire.

Tantôt Griffon lui fend la tête jusqu’aux dents, tantôt Aquilant la lui tranche jusqu’à la poitrine; il se rit toujours de leurs coups. Eux s’irritent de voir qu’ils n’obtiennent aucun résultat. Que celui qui a jamais vu l’argent fondu, nommé mercure par les alchimistes, tomber de haut et s’éparpiller, puis se réunir en une seule masse comme avant, se représente Orrile.