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Il la reconnaît à ses vêtements de mille couleurs, formés de bandes inégales, multiples et toutes déchirées, qui, agitées par les vents, ou entr’ouvertes par sa marche, tantôt la couvrent et tantôt la montrent nue. Ses cheveux, noirs et gris, mêlés de filets d’or et d’argent, sont tout en désordre. Les uns sont réunis en tresse, les autres retenus par un galon. Une partie est éparse sur ses épaules, l’autre dénouée sur son sein.

Elle avait les mains et la poitrine couvertes d’assignations, de libelles, d’enquêtes, de papiers de procédure, et d’un grand tas de gloses, de consultations et d’écrits, au moyen desquels les biens des pauvres gens ne sont jamais en sûreté dans les villes. Devant, derrière, à ses côtés, elle était entourée de notaires, de procureurs et d’avocats.

Michel l’appelle à lui et lui ordonne de se transporter parmi les plus braves des chevaliers sarrasins, et de faire en sorte de les exciter à combattre les uns contre les autres pour leur plus grande ruine. Puis il lui demande des nouvelles du Silence. Elle peut facilement en avoir, puisqu’elle va de çà, de là, secouant partout ses feux.

La Discorde lui répond: «Je ne me souviens pas de l’avoir vu nulle part. Je l’ai entendu nommer bien souvent, et faire son éloge par les astucieux. Mais la Fraude, une de mes suivantes, l’accompagne quelquefois. Je pense qu’elle saura t’en donner des nouvelles.» Et étendant le doigt, elle dit: «La voilà!»

Cette dernière avait un visage agréable, un vêtement plein de décence, le regard humble, la démarche grave, le parler si doux et si modeste qu’elle ressemblait à l’ange Gabriel, disant: Ave! Tout le reste de sa personne était laid et hideux; mais elle cachait ses difformités sous un vêtement long et large, dans les plis duquel elle portait toujours un poignard empoisonné.

L’ange lui demande quel chemin il doit prendre pour trouver le Silence. La Fraude lui dit: «Jadis, il habitait ordinairement parmi les Vertus, près de saint Benoît, et non ailleurs, ou bien avec les disciples d’Élie, et dans les abbayes nouvellement fondées. Il résida longtemps dans les écoles, au temps de Pythagore et d’Architas.

» Après ces philosophes et ces saints, qui l’avaient retenu dans le droit chemin, il abandonna les mœurs honnêtes qu’il avait suivies jusque-là, pour se jeter dans des pratiques scélérates. Il commença par fréquenter pendant la nuit, les amants, puis les voleurs, et à se livrer à toute sorte de crimes. Longtemps il habita avec la Trahison, et je l’ai vu naguère avec l’Homicide.

» Avec ceux qui falsifient les monnaies, il se retire dans les lieux les plus secrets. Il change si souvent de compagnon et d’asile, que tu le trouverais difficilement. J’espère cependant te renseigner à cet égard. Si tu as soin d’arriver à minuit dans la demeure du Sommeil, tu pourras sans faute l’y retrouver, car c’est là qu’il dort.»

Bien que la Fraude ait l’habitude de tromper, ce qu’elle dit paraît si vraisemblable, que l’ange y croit. Il s’envole sans retard du monastère, ralentit le battement de ses ailes et calcule son chemin de façon à arriver à temps voulu à la demeure du Sommeil, où il savait bien trouver le Silence.

Il existe, en Arabie, une vallée agréable, loin des cités et des hameaux, qui s’étend à l’ombre de deux montagnes et est couverte de sapins antiques et de hêtres robustes. En vain le soleil y projette ses clairs rayons; il ne peut jamais y pénétrer, tellement les rameaux épais lui barrent le passage. Là s’ouvre une caverne souterraine.

Sous la forêt obscure, une vaste et spacieuse caverne s’ouvre dans le roc. Le lierre rampant en couvre l’entrée de ses replis tortueux. C’est dans cette demeure que repose le Sommeil pesant. L’Oisiveté, corpulente et grasse, est dans un coin; de l’autre, la Paresse est étendue sur le sol, car elle ne peut marcher et se tient difficilement sur ses pieds.

L’Oubli qui a perdu la mémoire se tient sur le seuil. Il ne laisse entrer et ne reconnaît personne. Il n’écoute aucun message et ne répond jamais. Il écarte indifféremment tout le monde. Le Silence veille tout autour; il a des chaussures en feutre et un manteau de couleur sombre. À tous ceux qu’il rencontre, il fait de loin signe avec la main de ne pas approcher.

L’ange s’approche de son oreille et lui dit doucement: «Dieu veut que tu conduises à Paris Renaud avec l’armée qu’il mène au secours de son prince. Mais il faut que tu le fasses si secrètement, que les Sarrasins n’entendent pas le moindre bruit, de façon qu’avant que la Renommée ait pu les aviser de l’arrivée de ces troupes, ils les aient sur les épaules.»

Le Silence ne répond pas autrement qu’en faisant signe de la tête qu’il obéira. Il se met docilement à la suite du messager, et, d’un premier vol, tous deux arrivent en Picardie. Michel excite les courageux escadrons; il leur fait franchir en peu de temps un long espace, et les mène en un jour devant Paris. Aucun d’eux ne s’aperçoit que c’est par un miracle.

Le Silence courait tout autour, les enveloppant d’une immense nuée, tandis que le reste de l’atmosphère était en pleine lumière. Et cette nuée épaisse ne permettait pas d’entendre en dehors d’elle le son des trompettes et des clairons. Puis le Silence se rendit au camp des païens, répandant après lui un je ne sais quoi qui rend chacun sourd et aveugle.

Pendant que Renaud – on voyait bien qu’il était conduit par l’ange – s’avançait avec tant de rapidité, et dans un tel silence qu’on n’entendait aucun bruit du camp sarrasin, le roi Agramant avait disposé son infanterie dans les faubourgs de Paris, sous les murailles et dans les fossés, pour tenter le jour même un suprême effort.

Celui qui pourrait compter l’armée que le roi Agramant a rassemblée contre Charles, pourrait aussi compter tous les arbres des forêts qui se dressent sur le dos ombreux de l’Apennin, les flots de la mer qui baigne les pieds de l’Atlas en Mauritanie, alors qu’elle est le plus en fureur, ou les étoiles que le ciel déploie à minuit sur les rendez-vous secrets des amoureux.

Les campagnes résonnent au bruit des coups répétés et lugubres des cloches. Une foule innombrable remplit toutes les églises, levant les mains et implorant le ciel. Si les trésors de la terre étaient aussi prisés de Dieu que des hommes aveugles, le saint consistoire aurait pu en ce jour obtenir une statue d’or pour chacun de ses membres.

On entend les vieillards vénérables se plaindre d’avoir été réservés pour de pareilles angoisses, et envier le bonheur de ceux qui reposent dans la terre depuis de nombreuses années. Mais les jeunes hommes, ardents et vigoureux, qui se soucient peu des dangers qu’ils vont affronter, et qui dédaignent les conseils des plus âgés, courent de toutes parts aux murailles.

Là étaient les barons et les paladins, les rois, les ducs, les marquis et les comtes, les soldats étrangers et ceux de la ville, tous prêts à mourir pour le Christ et pour sa gloire. Ils prient l’Empereur de faire abaisser les ponts afin qu’ils puissent courir sus aux Sarrasins. Charles se réjouit de leur voir tant d’ardeur dans l’âme, mais il ne veut pas les laisser sortir.

Il les place aux endroits opportuns pour barrer le passage aux barbares. Là, il se contente de mettre peu de monde; ici une forte compagnie suffit à peine. Les uns sont chargés de manœuvrer les feux et les autres machines, suivant les besoins. Charles ne reste pas inactif. Il se porte çà et là, organisant partout la défense.