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Angélique s’arrête près des eaux claires, ne pensant pas que personne survienne. Grâce à l’anneau magique qui la cache, elle ne craint pas qu’aucun mauvais cas puisse lui arriver. Aussitôt descendue sur l’herbe épaisse de la rive, elle suspend le casque à une branche, puis elle cherche l’endroit le plus frais pour y lier sa jument et la faire paître.

Le chevalier d’Espagne qui avait suivi ses traces arrive à la fontaine. Angélique ne l’a pas plus tôt vu, qu’elle se rend invisible et remonte sur sa haquenée. Elle ne peut reprendre le casque qui était tombé sur l’herbe et avait roulé loin d’elle. Aussitôt que le païen eut aperçu Angélique, il courut à elle plein de joie.

Mais elle disparut, comme j’ai dit, avant qu’il eût pu la saisir, ainsi que disparaissent au réveil les fantômes vus en songe. Il s’en va, la cherchant à travers les arbres, et ses yeux impuissants ne peuvent plus la voir. Blasphémant Mahomet, Trivigant et tous les chefs de sa religion, Ferragus s’en revient à la fin vers la fontaine où, dans l’herbe, gisait le casque du comte.

Il le reconnut, dès qu’il l’eut vu, à l’inscription gravée sur la visière et qui disait où Roland l’avait acquis, comment et quand, et à qui il l’avait enlevé. Le païen s’en arma la tête et le col, son chagrin ne l’empêchant point de le prendre, je veux dire le chagrin qu’il éprouvait d’avoir vu disparaître sa dame, comme disparaissent les esprits nocturnes.

Après qu’il a lacé sur sa tête le casque redouté, il pense que, pour qu’il soit pleinement satisfait, il ne lui reste plus qu’à retrouver Angélique qui apparaît et disparaît à ses yeux comme un éclair. Il la chercha par toute la forêt, et quand il eut perdu l’espoir de retrouver ses traces, il regagna le camp espagnol vers Paris,

Adoucissant la douleur cuisante qu’il éprouvait de n’avoir pu assouvir son grand désir, par le plaisir de posséder le casque qui avait appartenu à Roland, ainsi qu’il en avait fait le serment. Le comte en fut par la suite instruit, et il chercha longtemps Ferragus, jusqu’au jour où il lui enleva le casque de la tête, après lui avoir arraché la vie entre deux ponts.

Angélique, invisible et seule, poursuit son chemin, le visage troublé. Elle regrette qu’une trop grande précipitation lui ait fait laisser le casque près de la fontaine: «J’ai fait une chose qu’il ne m’appartenait pas de faire – se disait-elle à elle-même – en enlevant au comte son casque. C’est là la première récompense, et elle est assez étrange, de tant de services que je lui dois!

» C’est dans une bonne intention, Dieu le sait, que j’ai enlevé le casque, bien que l’effet produit ait été tout autre de ce que j’espérais. Ma seule pensée fut de mettre fin au combat, et non pas de donner l’occasion à cette brute d’Espagnol de satisfaire aujourd’hui son désir.» Ainsi elle allait, s’accusant elle-même d’avoir privé Roland de son casque.

Mécontente et de mauvaise humeur, elle prit le chemin qui lui parut le meilleur pour aller vers l’Orient. La plupart du temps, elle marchait invisible; d’autres fois elle se montrait, selon qu’il lui semblait opportun, et selon les gens qu’elle rencontrait. Après avoir vu de nombreux pays, elle arriva à un bois où elle trouva un jouvenceau blessé au beau milieu de la poitrine, et gisant entre deux de ses compagnons morts.

Mais je n’en dirai pas davantage pour le moment sur Angélique, car j’ai beaucoup de choses à vous raconter avant de revenir à elle. Je ne consacrerai pas non plus, du moins de longtemps, d’autres vers à Ferragus et à Sacripant. Je suis forcé de les laisser pour le prince d’Anglante, dont je dois m’occuper avant tous les autres. Je dois dire les fatigues et les angoisses éprouvées par lui à la pour suite du grand désir qu’il ne parvint jamais à satisfaire.

À la première cité qu’il trouve sur son chemin, comme il a grand soin de voyager incognito, il met sur sa tête un casque nouveau, sans regarder si la trempe en est faible ou forte. Qu’elle soit ce qu’elle voudra, peu lui importe, puisqu’il est rassuré par l’enchantement qui le rend invulnérable. Ainsi couvert, il poursuit sa recherche; le jour, la nuit, la pluie, le soleil ne peuvent l’arrêter.

À l’heure où Phébus fait sortir de la mer ses chevaux au poil humide, où l’Aurore s’en vient parsemer tout le ciel de fleurs jaunes et vermeilles, où les étoiles abandonnant leurs chœurs nocturnes ont déjà disparu sous un voile, Roland, passant un jour près de Paris, donna une preuve éclatante de sa valeur.

Il se rencontra avec deux escadrons. Le premier était conduit par Manilard, Sarrasin aux cheveux blancs, roi de Noricie; jadis fier et vaillant, et maintenant meilleur pour le conseil que pour le combat. L’autre suivait l’étendard du roi de Trémisène [65], tenu pour un chevalier accompli parmi les Africains. Ceux qui le connaissaient l’appelaient Alzird.

Ces gens, avec le reste de l’armée païenne, avaient séjourné pendant l’hiver, les uns plus près, les autres plus loin de Paris, logés tous dans les villas ou dans les châteaux environnants. Le roi Agramant, après avoir perdu de longs jours à essayer de prendre Paris, résolut de tenter un assaut final, puisqu’il ne pouvait pas s’en emparer autrement.

Pour cette entreprise, il disposait de troupes innombrables; outre celles qui étaient venues avec lui et celles qui, d’Espagne, avaient suivi la royale bannière de Marsile, il avait à sa solde beaucoup de gens de France, car de Paris jusqu’au royaume d’Arles, y compris une grande partie de la Gascogne – quelques forteresses exceptées – tout lui était soumis.

À peine les ruisseaux tremblants eurent-ils commencé à fondre la glace sous leurs eaux tièdes, à peine les prés se furent-ils revêtus d’herbes nouvelles et les arbres de feuillage tendre, que le roi Agramant rassembla tous ceux qui suivaient sa fortune, pour réunir autour de lui son immense armée et donner à ses affaires une meilleure tournure.

À cet effet, le roi de Trémisène, ainsi que celui de Noricie, s’en allaient rejoindre en temps voulu le lieu indiqué pour passer en revue chaque troupe, et voir si elles étaient en bon ou mauvais état. Roland vint à les rencontrer par hasard, comme je vous ai dit, marchant tous les deux de compagnie. Quant à lui, il cherchait toujours, selon qu’il en avait pris l’habitude, celle qui le tenait sous les chaînes de l’amour.

Dès qu’Alzird vit s’approcher le comte qui n’avait pas son pareil au monde comme valeur, il lui parut à sa noble prestance, à son front superbe, l’égal du dieu des armes. Il resta stupéfait devant cette physionomie ouverte, ce fier regard, ce visage farouche. Il pensa qu’il avait affaire à un guerrier de haute vaillance, mais il eut trop de désir de l’éprouver.

Alzird était jeune et présomptueux, estimé pour sa force et son grand cœur. Il poussa son cheval en avant pour se mesurer avec le comte. Il eût mieux fait de se tenir avec sa troupe, car au premier choc le prince d’Anglante le jette à terre après lui avoir traversé le cœur. Le destrier, ne sentant plus le frein, s’enfuit plein de terreur.

Un cri subit, effroyable, s’élève, emplissant l’air de toutes parts, à la vue du jeune homme tombant et perdant son sang par une large ouverture. La troupe frémissante s’en vient au comte en désordre et le presse de la taille et de la pointe. C’est comme une tempête de dards empennés qui s’abat sur la fleur des chevaliers vaillants.