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» Ce fut là qu’Amour, ce tyran cruel, toujours si peu loyal à tenir ses promesses, toujours préoccupé de savoir comment il pourra déjouer et ruiner nos desseins, changea d’une manière affreuse mon espoir en douleur, et mon bonheur en malheur irréparable. L’ami à qui Zerbin s’est fié brûle de désirs et sent sa fidélité se glacer.

» Soit qu’il m’eût déjà désirée quand nous étions en mer, et qu’il n’eût pas trouvé l’occasion de montrer sa flamme; soit que ses désirs eussent pris naissance en me voyant en sa puissance sur un rivage solitaire, il résolut d’assouvir sans plus de retard son immonde appétit. Mais auparavant il songea à se débarrasser d’un des deux marins qui s’étaient échappés avec nous dans le bateau.

» C’était un homme d’Écosse, nommé Almonio, et qui paraissait tout à fait dévoué à Zerbin, lequel l’avait recommandé à Orderic comme un guerrier accompli. Orderic lui dit que ce serait chose blâmable et imprudente que de me faire aller à pied jusqu’à la Rochelle; il le pria en conséquence de nous y précéder et de m’envoyer un cheval.

» Almonio, qui ne concevait aucune crainte, partit immédiatement pour la ville dont le bois nous cachait la vue, et qui n’était éloignée que de six milles. Orderic se décide alors à découvrir son dessein à son autre compagnon, soit qu’il ne sache comment l’éloigner, soit qu’il ait en lui une entière confiance.

» Celui dont je parle, et qui était resté avec nous, était un nommé Corèbe, de Bilbao, qui tout enfant avait été élevé dans la même maison qu’Orderic. Le traître croit pouvoir lui communiquer sa coupable pensée, espérant qu’il serait plus sensible au plaisir de son ami qu’à l’honneur.

» Corèbe, en homme gentil et courtois, ne put l’entendre sans ressentir une grande indignation. Il l’appela traître et s’opposa par ses paroles et par ses actes à son mauvais dessein. Tous deux, enflammés de colère, mirent l’épée à la main. En les voyant tirer le fer, poussée par la peur, je me mis à fuir à travers la forêt sombre.

» Orderic, passé maître dans les armes, prit en quelques coups un tel avantage, qu’il renversa Corèbe à terre et le laissa pour mort. Il s’élança aussitôt sur mes traces, et je crois qu’Amour lui prêta ses ailes pour me rejoindre et lui enseigna toutes sortes de prières et de paroles séduisantes pour m’amener à l’aimer et à lui céder.

» Mais tout fut vain. J’étais décidée à mourir plutôt que de le satisfaire. Après qu’il eut compris que les prières, les promesses ou les menaces ne lui servaient à rien, il voulut user de violence. En vain, je le suppliai, en vain je lui parlai de la confiance que Zerbin avait mise en lui, et que j’avais eue moi-même en me remettant entre ses mains.

» Voyant que mes prières ne le touchaient pas, que je n’avais à espérer aucun secours, et qu’il me pressait de plus en plus, ressemblant dans sa brutale concupiscence à un ours affamé, je me défendis avec les pieds, avec les mains, avec les ongles, avec les dents, je lui arrachai le poil du menton et lui déchirai la peau, tout en poussant des cris qui montaient jusqu’aux étoiles.

» Je ne sais si ce fut l’effet du hasard, ou de mes cris qui devaient s’entendre à une lieue, ou bien encore la coutume qu’ont les habitants de ce pays d’accourir sur le rivage quand un navire s’y brise et s’y perd, mais je vis soudain apparaître au sommet de la montagne une troupe de gens qui se dirigea vers nous. Dès que le Biscayen la vit venir, il abandonna son entreprise et prit la fuite.

» Seigneur, cette foule me sauva de ce traître, mais, pour employer l’image souvent dite en proverbe, elle me fit tomber de la poêle dans la braise. Il est vrai que ces gens ne se sont pas encore montrés assez sauvages et cruels envers moi pour m’avoir fait violence; mais ce n’est point par vertu, ni par bonne intention;

» Car s’ils me conservent vierge, comme je suis, c’est qu’ils espèrent me vendre plus cher. Voici bientôt huit mois accomplis, et le neuvième va commencer, que mon corps a été enseveli ici tout vivant. J’ai perdu tout espoir de revoir mon Zerbin, car, d’après ce que j’ai déjà pu entendre dire par mes ravisseurs, ils ont promis de me vendre à un marchand qui doit me conduire au Soudan d’Orient.»

Ainsi parlait la gente damoiselle, et souvent les sanglots et les soupirs interrompaient sa voix angélique, de façon à émouvoir de pitié les serpents et les tigres. Pendant qu’elle renouvelait ainsi sa douleur, ou calmait peut-être ses tourments, une vingtaine d’hommes armés d’épieux et de haches entrèrent dans la caverne.

Celui qui paraissait le premier entre eux, homme au visage farouche, n’avait qu’un œil dont s’échappait un regard louche et sombre. L’autre œil lui avait été crevé d’un coup qui lui avait coupé le nez et la mâchoire. En voyant le chevalier assis dans la grotte à côté de la belle jeune fille, il se tourna vers ses compagnons et dit: «Voici un nouvel oiseau, auquel je n’ai pas tendu de filet et que j’y trouve tout pris.»

Puis il dit au comte: «Jamais je n’ai vu d’homme plus complaisant et plus opportun que toi. Je ne sais si tu as deviné ou si tu as entendu dire à quelqu’un que je désirais beaucoup posséder de si belles armes, des vêtements bruns aussi agréables. Tu es vraiment venu à propos pour satisfaire mes besoins.»

Roland, remis sur pied, sourit d’un air railleur et répondit au brigand: «Je te vendrai les armes à un prix qui ne trouve pas communément de marchand.» Et tirant du foyer, qui était près de lui, un tison enflammé et tout fumant, il en frappa le malandrin à l’endroit où les sourcils touchent au nez.

Le tison atteignit les deux paupières et causa un tel dommage à celle de gauche, qu’il creva au misérable le seul œil avec lequel il pouvait voir encore la lumière. Le coup prodigieux ne se contenta pas de l’aveugler; il l’envoya rejoindre les esprits que Chiron, avec ses compagnons, garde dans des marais de poix bouillante.

Il y avait dans la caverne une grande table, épaisse de deux palmes et de forme carrée. Posée sur un pied grossier et mal poli, elle servait au voleur et à toute sa bande. Avec la même agilité que l’on voit l’adroit Espagnol [66] jeter et rattraper son fusil, Roland lance la table pesante à l’endroit où se tenait groupée toute cette canaille.

Il rompt à l’un la poitrine, à l’autre le ventre, à celui-ci la tête, à celui-là les jambes, à un autre les bras. Les uns sont tués du coup, les autres sont horriblement blessés. Les moins grièvement atteints s’empressent de fuir. Ainsi, parfois, un gros rocher, tombant sur un tas de couleuvres, qui, après l’hiver, se chauffent et se lissent au soleil, leur écrase les flancs et les reins, et leur broie la tête.

Divers cas se produisent, et je ne saurais dire combien: une est tuée, une s’échappe sans queue, une autre ne peut se mouvoir par devant et sa partie postérieure en vain s’agite et se dénoue. Une autre, plus favorisée, rampe en sifflant parmi les herbes et s’en va en serpentant. Le coup de la table fut terrible; mais il ne faut pas s’en étonner, puisqu’il fut porté par le valeureux Roland.

Ceux que la table avait peu ou point blessés – et Turpin écrit qu’ils ne furent que sept – cherchèrent leur salut dans la rapidité de leurs pieds. Mais le paladin se mit en travers de l’issue, et après les avoir pris sans qu’ils se fussent défendus, il leur lia étroitement les mains avec une corde, qu’il trouva dans la demeure sauvage.