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Après avoir placé ce support, et s’être assuré que le monstre ne peut plus fermer la bouche, il tire son épée, et dans cet antre obscur, deçà, delà, avec la taille et la pointe, il frappe. De même qu’une forteresse ne peut se défendre efficacement quand les ennemis ont pénétré dans ses murs, ainsi l’orque ne pouvait se défendre du paladin qu’elle avait dans la gueule.

Vaincue par la douleur, tantôt elle s’élance hors de la mer et montre ses flancs et son échine écailleuse; tantôt elle plonge, et, avec son ventre, elle remue le fond et fait jaillir le sable. Sentant que l’eau devient trop abondante, le chevalier de France se met à la nage. Il sort de la gueule où il laisse l’ancre fixée, et prend dans sa main la corde qui pend après.

Et avec cette corde, il nage en toute hâte vers le rivage. Il y pose solidement le pied, et tire à lui l’ancre dont les deux pointes étaient serrées dans la bouche du monstre. L’orque est forcée de suivre le câble mu par une force qui n’a pas d’égale, par une force qui, en une seule secousse, tire plus que ne pourraient le faire dix cabestans.

De même que le taureau sauvage qui se sent jeté à l’improviste un lazzo autour des cornes, saute deçà, delà, tourne sur lui-même, se couche et se lève, sans pouvoir se débarrasser, ainsi l’orque, tirée hors de son antique séjour maternel par la force du bras de Roland, suit la corde avec mille soubresauts, mille détours étranges, et ne peut s’en détacher.

Le sang découle de sa bouche en telle quantité, que cette mer pourrait s’appeler en ce moment la mer Rouge. Tantôt elle frappe les ondes avec une telle force, que vous les verriez s’ouvrir jusqu’au fond; tantôt celles-ci montent jusqu’au ciel et cachent la lumière du soleil éclatant, tellement l’orque les fait rejaillir. À la rumeur, qui s’élève tout autour, on entend retentir les forêts, les montagnes et les plages lointaines.

Le vieux Protée, entendant une telle rumeur, sort de sa grotte et s’élève sur la mer. Quand il voit Roland entrer dans l’orque et en sortir, et traîner sur le rivage un poisson si démesuré, il s’enfuit à travers le profond océan, oubliant ses troupeaux épars. Le tumulte s’accroît au point que Neptune, ayant fait atteler ses dauphins à son char, courut ce jour-là jusqu’en Éthiopie.

Ino, toute en pleurs, tenant Mélicerte à son cou [63]; et les néréides aux cheveux épars; les glauques tritons et les autres, s’en vont éperdus sans savoir où, les uns ici, les autres là, pour se sauver. Roland, après avoir tiré sur le rivage l’horrible poisson, voit qu’il n’a plus besoin de s’acharner davantage après lui, car, épuisé par les blessures et la résistance qu’il avait opposée, il était mort avant de toucher le sable.

Un grand nombre d’habitants de l’île étaient accourus pour contempler l’étrange bataille. Fanatisés par une religion fausse, ils regardèrent cette œuvre sainte comme une profanation. Ils se disaient qu’ils allaient se rendre de nouveau Protée ennemi, attirer sa colère insensée, et qu’il ramènerait ses troupeaux marins sur leurs terres, pour recommencer la guerre qu’il leur avait déjà faite;

Et qu’il serait préférable de demander la paix au dieu offensé avant qu’il fût arrivé pis. Ils pensèrent qu’ils apaiseraient Protée en jetant à la mer l’audacieux chevalier. Comme la flamme d’une torche se propage rapidement et arrive à enflammer toute une contrée, ainsi le dessein de jeter Roland à l’eau passe d’un cœur à l’autre.

Ils s’arment qui d’une fronde, qui d’un arc, qui d’un javelot, qui d’une épée, et descendent au rivage. Par devant, par derrière, de tous côtés, de loin et de près, ils l’attaquent de leur mieux. Le paladin s’étonne d’une si brutale et si injuste agression, et de se voir injurier à cause de la mort du monstre dont il espérait tirer gloire et récompense.

Mais comme l’ours qui, dans les foires, est mené par des Russes ou des Lithuaniens, ne s’émeut pas, lorsqu’il passe dans les rues, de l’importun aboiement des petits chiens qu’il ne daigne seulement pas regarder, le paladin redoutait peu ces vilains dont, avec un souffle, il aurait pu broyer toute la bande.

Et bien vite il se fit faire place, car il lui suffit de se retourner et de saisir Durandal. Cette foule insensée s’était imaginée qu’il ferait peu de résistance, ne lui voyant ni cuirasse sur le dos, ni écu au bras, ni aucune autre armure. Mais elle ignorait que, de la tête aux pieds, il avait la peau plus dure que le diamant.

Mais il n’est pas interdit à Roland de faire aux autres ce que les autres ne peuvent lui faire à lui-même. Il en occit trente en dix coups d’épée, ou s’il en employa plus, il ne dépassa pas ce nombre de beaucoup. Il eut bientôt débarrassé la plage autour de lui, et il se retournait déjà pour délier la dame, quand un nouveau tumulte et de nouveaux cris firent résonner une autre partie du rivage.

Pendant que le paladin avait retenu de ce côté les barbares insulaires, les Irlandais étaient descendus sans obstacle sur plusieurs points de l’île. Toute pitié étant éteinte en leur âme, ils avaient fait de tous côtés un effroyable carnage de toute la population. Soit justice, soit cruauté, ils n’épargnèrent ni le sexe, ni l’âge.

Les insulaires firent peu ou point de résistance, soit qu’ils eussent été assaillis trop à l’improviste, soit que l’île contînt peu d’habitants et qu’ils n’eussent été en aucune façon prévenus; leurs biens furent saccagés; on mit le feu aux habitations, et la population fut égorgée. Les remparts de la ville furent rasés au niveau du sol. Pas un être n’y fut laissé vivant.

Roland, sans se laisser troubler par cette grande rumeur, ces cris et ces ruines, s’en vint vers celle qui était attachée sur la pierre sombre pour être dévorée par l’orque marine. Il la regarde et il lui semble qu’il la reconnaît, et plus il s’approche, plus il croit reconnaître Olympie. C’était en effet Olympie qui avait reçu une si injuste récompense de sa fidélité.

Malheureuse Olympie! après les chagrins que lui avait causés l’amour, la fortune cruelle lui envoya le jour même des corsaires qui la transportèrent dans l’île d’Ébude. Elle reconnaît Roland à son retour sur le rivage, mais à cause de sa nudité, elle tient la tête baissée, et non seulement elle ne lui parle pas, mais elle n’ose pas lever les yeux sur lui.

Roland lui demande quel sort inique l’a conduite dans l’île, alors qu’il l’avait laissée avec son époux aussi heureuse qu’on peut l’être, «Je ne sais – dit-elle – si j’ai à vous rendre grâce de m’avoir soustraite à la mort, ou si je dois me plaindre de ce que vous soyez cause que mes misères n’aient point été terminées aujourd’hui.

» Je dois, il est vrai, vous savoir gré de m’avoir soustraite à une sorte de mort trop horrible. Il eût été trop affreux d’être engloutie dans le ventre de cette brute, mais je ne puis vous remercier de m’avoir empêchée de périr, car la mort seule peut terminer ma misère. Je vous serai reconnaissante, au contraire, si je me vois, par vous, donner cette mort qui peut m’arracher à tous mes maux.»

Puis, au milieu d’abondantes larmes, elle poursuivit, disant comment son époux l’avait trahie, et comment il l’avait laissée endormie dans l’île, où elle fut ensuite enlevée par les corsaires. Et, pendant qu’elle parlait, elle se détournait, dans l’attitude où l’on voit, sculptée ou peinte, Diane au bain, alors qu’elle jette de l’eau au visage d’Actéon.