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Roger reconnaît le visage découvert de sa douce, belle et très chère dame Bradamante, et il voit que c’est à elle que l’impitoyable géant veut donner la mort. Aussi, sans perdre une seconde, il l’appelle à la bataille et apparaît soudain, l’épée nue. Mais le géant, sans attendre un nouveau combat, prend dans ses bras la dame évanouie.

Il la place sur son épaule et l’emporte. Ainsi fait le loup pour le petit agneau; ainsi l’aigle saisit dans ses serres crochues la colombe ou tout autre oiseau. Roger voit combien son intervention est urgente, et il s’en vient, courant le plus qu’il peut; mais le géant marche si vite et à pas si longs, que Roger peut à peine le suivre des yeux.

Ainsi courant, l’un devant, l’autre à sa suite, par un sentier ombreux et obscur qui allait en s’élargissant de plus en plus, ils sortirent du bois et débouchèrent dans un grand pré. Mais je ne vous parle pas davantage de cela, car je reviens à Roland qui avait jeté au plus profond de la mer l’arme foudroyante portée jadis par le roi Cimosque, afin qu’on ne la retrouvât plus jamais au monde.

Mais cela servit peu, car l’impitoyable ennemi de l’humaine nature l’avait inventée, prenant exemple sur la foudre qui déchire les nuées et se précipite du ciel sur la terre. Il ne nous avait pas fait de don plus funeste, depuis qu’il trompa Ève avec la pomme. Il la fit retrouver par un nécromant, au temps de nos grands-pères, ou peu avant.

La machine infernale, après être restée cachée pendant de longues années sous plus de cent brasses d’eau, fut ramenée à la surface par enchantement et portée tout d’abord chez les Allemands [62]. Ceux-ci, après de nombreuses expériences, et le démon, pour notre malheur, leur ouvrant de plus en plus l’esprit, en retrouvèrent enfin l’usage.

L’Italie, la France et toutes les autres nations du monde apprirent par la suite l’art cruel. Les uns donnèrent une forme creuse au bronze sorti liquéfié de la fournaise; les autres percèrent le fer et construisirent des armes de formes diverses, petites ou grandes, et plus ou moins pesantes. Ils nommèrent les unes bombardes, du bruit qu’elles faisaient en éclatant; les autres canons simples, d’autres canons doubles.

Il y en eut qu’on appela fusil, fauconneau, couleuvrine, selon la fantaisie de leur inventeur. Toutes déchirent le fer, brisent et pulvérisent le marbre, et s’ouvrent un chemin partout où elles passent. Remets à la forge, ô malheureux soldat, toutes les armes, jusqu’à ton épée, et prends sur ton épaule un mousquet ou une arquebuse, sans cela, je le sais trop, tu ne pourrais toucher aucune paye.

Comment as-tu trouvé place dans le cœur de l’homme, ô scélérate et odieuse invention? Par toi, la gloire militaire a été détruite; par toi, le métier des armes est sans honneur; par toi, la valeur et le courage ne sont plus rien, car le plus souvent le lâche l’emporte sur le brave. Grâce à toi, la vaillance et l’audace ne peuvent plus se prouver sur le champ de bataille.

Par toi, sont déjà tombés et périront encore tant de seigneurs et de chevaliers, avant que s’achève cette guerre qui a mis en larmes le monde entier, mais plus spécialement l’Italie! Je vous ai dit, et je ne me trompe pas, que personne ne fut plus cruel parmi les esprits mauvais et impitoyables qui existèrent jamais au monde, que celui qui imagina de si abominables engins.

Et je croirai que Dieu, pour en tirer une éternelle vengeance, tient enfermé dans le plus profond du noir abîme, son âme maudite, près de celle de Judas le maudit. Mais suivons le chevalier qui brûle du désir d’arriver promptement à l’île d’Ébude, où les belles et faibles dames sont données en pâture à un monstre marin.

Mais plus le paladin avait hâte d’arriver, moins le vent paraissait en avoir. Qu’il soufflât de droite ou de gauche, ou même en pleine poupe, la marche était toujours si lente, qu’on ne pouvait faire que fort peu de chemin avec lui. Parfois, il s’affaissait complètement; d’autres fois, il soufflait en sens si contraire, qu’on était forcé de retourner en arrière ou de louvoyer vers le nord.

Ce fut la volonté de Dieu qu’il n’arrivât pas dans l’île avant le roi d’Hibernie, afin que pût plus facilement s’accomplir ce que je vous ferai entendre quelques pages plus loin. Parvenant à la hauteur de l’île, Roland dit à son nocher: «Tu peux maintenant jeter l’ancre ici et me donner un bateau, car je veux descendre sur l’écueil sans être accompagné,

» Et je veux emporter le plus gros câble et la plus grande ancre que tu aies sur ton navire; je te ferai voir pourquoi je les emporte, si je viens à me mesurer avec le monstre.» Il fit mettre l’esquif à la mer et y entra, avec tout ce qui pouvait servir ses projets. Il laissa toutes ses armes, excepté son épée; puis vers l’écueil il se dirigea sans être accompagné de personne.

Les épaules tournées vers la partie du rivage où il veut descendre, il tire les rames sur sa poitrine, comme le homard qui, de la mer, cherche à gagner le bord. C’était l’heure où la belle Aurore déployait ses cheveux d’or au soleil encore à moitié découvert, à moitié caché, non sans exciter la colère de la jalouse Téthys.

S’étant approché de l’écueil dénudé, à une distance que pourrait parcourir une pierre lancée par une main vigoureuse, il croit entendre une plainte, mais il n’en est pas bien sûr, tellement le bruit arrive à son oreille faible et confus. Aussitôt il se tourne vers la gauche, et ayant abaissé ses yeux sur les flots, il voit une dame nue comme à sa naissance, liée à un tronc d’arbre, et dont les pieds baignent dans l’eau.

Comme il en est encore éloigné, et qu’elle tient le visage baissé, il ne peut pas la distinguer très bien. Il fait force de rames et s’avance plein du désir d’en apprendre davantage. Mais au même moment, il entend la mer mugir, et résonner les cavernes ainsi que les forêts. Les ondes se gonflent, et voici qu’apparaît le monstre sous le ventre duquel la mer est presque cachée.

Comme d’une vallée sombre s’élève la nue imprégnée de pluie et de tempête, puis se répand sur la terre, plus noire que la nuit et semble éteindre le jour, ainsi nage la bête; et elle occupe une si vaste place sur la mer, qu’on peut dire qu’elle la tient toute sous elle. Les ondes frémissent. Roland, recueilli en lui-même, la regarde d’un air hautain et ne change ni de cœur ni de visage.

Et comme celui qui est fermement résolu à accomplir ce qu’il a entrepris, il accourt en toute hâte. Pour défendre du même coup la damoiselle et attaquer la bête, il place l’esquif entre l’orque et sa proie. Laissant tranquillement son glaive au fourreau, il prend en main l’ancre et le câble, puis il attend, d’un grand cœur, l’horrible monstre.

Dès que l’orque fut près, et qu’elle eut aperçu Roland à peu de distance d’elle, elle ouvrit, pour l’engloutir, une telle bouche qu’un homme y serait entré à cheval. Roland s’avance aussitôt et plonge dans la gueule avec l’ancre, et, si je ne me trompe, avec le bateau; il attache l’ancre au palais et dans la langue molle,

De façon que les horribles mâchoires ne puissent plus remonter ni descendre. Ainsi, dans les mines, le fer étaye la terre où l’on pratique une galerie, afin qu’un éboulement subit ne vienne pas ensevelir le mineur occupé à son travail. D’un bec à l’autre l’ancre est si large, que Roland ne peut y arriver qu’en sautant.