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» Mon bon père, dont le seul plaisir était de faire ce qui me plaisait, ne voulut pas me tourmenter plus longtemps, et pour me consoler, et faire cesser les pleurs que je répandais, il rompit la négociation. Le superbe roi de Frise en conçut tant d’irritation et de colère, qu’il entra en Hollande, et commença la guerre qui devait mettre en terre tous ceux de mon sang.

» Outre qu’il est si fort et si vigoureux que bien peu l’égalent de nos jours, il est si astucieux dans le mal, que la puissance, le courage et l’intelligence ne peuvent rien contre lui. Il possède une arme que les anciens n’ont jamais vue, et que, parmi les modernes, lui seul connaît. C’est un tube de fer, long de deux brasses, dans lequel il met de la poudre et une balle.

» Dès qu’avec le feu il touche un petit soupirail qui se trouve à l’arrière de cette canne et qui se voit à peine – comme le médecin qui effleure la veine qu’il veut alléger – la balle est chassée avec le fracas du tonnerre et de l’éclair, et comme fait la foudre à l’endroit où elle a passé, elle brûle, abat, déchire et fracasse tout ce qu’elle touche.

» À l’aide de cette arme perfide, il mit deux fois notre armée en déroute, et occit mes frères. À la première rencontre, il tua le premier en lui mettant la balle au beau milieu du cœur, après avoir traversé le haubert; dans le second combat, l’autre, qui fuyait, reçut la mort par une balle qui le frappa de loin entre les épaules et qui ressortit par la poitrine.

» Quelques jours après, mon père qui se défendait dans le dernier château qui lui restait, car il avait perdu tous les autres, fut tué d’un coup semblable; pendant qu’il allait et venait, veillant à ceci et à cela, il fut frappé entre les deux yeux par le traître qui l’avait visé de loin.

» Mes frères et mon père morts, je restai l’unique héritière de l’île de Hollande. Le roi de Frise, qui avait l’intention bien arrêtée de prendre pied sur cet État, me fit savoir, ainsi qu’à mon peuple, qu’il m’accorderait la paix, si je voulais encore – ce que j’avais refusé auparavant – prendre pour mari son fils Arbant.

» Moi, tant à cause de la haine que j’avais conçue pour lui et pour toute sa race infâme qui avait tué mes deux frères et mon père, et qui m’avait vaincue et dépouillée, que parce que je ne voulais pas manquer à la promesse que j’avais faite à Birène de ne pas en épouser un autre jusqu’à ce qu’il fût revenu d’Espagne,

» Je répondis que j’aimerais mieux souffrir mille maux, être mise à mort, brûlée vive et que ma cendre fût jetée au vent, avant de consentir à faire cela. Mes sujets essayèrent de me détourner de cette résolution; ils me prièrent; ils me menacèrent de me livrer, moi et mes domaines, plutôt que de se laisser opprimer à cause de mon obstination.

» Aussi, voyant que leurs protestations et leurs prières étaient vaines, et que je persistais dans mon refus, ils entrèrent en accord avec le Frison et, comme ils l’avaient dit, ils me livrèrent à lui, moi et ma ville. Le roi de Frise, sans me faire subir aucun mauvais traitement, m’assura qu’il me conserverait la vie, si je voulais consentir à ses anciens projets et devenir la femme de son fils Arbant.

» Me voyant ainsi forcée, je voulus, pour m’échapper de leurs mains, perdre la vie; mais mourir sans me venger m’eût semblé plus douloureux que tous les maux que j’avais déjà soufferts. Après avoir beaucoup réfléchi, je compris que la dissimulation pouvait seule servir ma vengeance. Je feignis de désirer que le roi me pardonnât et fît de moi sa belle-fille.

» Parmi tous ceux qui avaient été jadis au service de mon père, je choisis deux frères doués d’une grande intelligence et d’un grand courage. Ils étaient encore plus fidèles, ayant grandi à la cour et ayant été élevés avec nous dès leur première jeunesse. Ils m’étaient si dévoués, que leur vie leur paraissait peu de chose pour me sauver.

» Je leur fis part de mon dessein, et ils me promirent de m’aider. L’un d’eux alla en Flandre pour y appareiller un navire; l’autre resta en Hollande avec moi. Or, pendant que les étrangers et les habitants du royaume se préparaient à célébrer mes noces, on apprit que Birène avait levé une armée en Biscaye, pour venir en Hollande.

» Après la première bataille, où un de mes frères fut tué, j’avais en effet envoyé un messager en Biscaye, pour en porter la triste nouvelle à Birène. Pendant que ce dernier était occupé à lever une armée, le roi de Frise conquit le reste de la Hollande. Birène, qui ne savait rien de tout cela, avait mis à la voile pour venir à notre secours.

» Le roi frison, avisé de ce fait, laisse à son fils le soin de continuer les préparatifs des noces, et prend la mer avec toute son armée. Il rencontre le duc, le défait, brûle et détruit sa flotte et – ainsi le veut la Fortune – le fait prisonnier. Mais la nouvelle de ces événements ne parvint pas encore jusqu’à nous. Pendant ce temps, le jeune prince m’épousa et voulut coucher avec moi, dès le soleil disparu.

» J’avais fait cacher, derrière les rideaux du lit, mon fidèle serviteur, qui ne bougea pas avant d’avoir vu mon époux venir à moi. Mais à peine celui-ci fut-il couché, qu’il leva une hache et lui porta un coup si vigoureux derrière la tête, qu’il lui ôta la parole et la vie. Moi, je sautai vivement à bas du lit et je lui coupai la gorge.

» Comme tombe le bœuf sous la masse, ainsi tomba le misérable jeune homme. Et cela fut un juste châtiment pour le roi Cimosque, plus que tout autre félon – l’impitoyable roi de Frise est ainsi nommé – qui m’avait tué mes deux frères et mon père; et qui, pour mieux se rendre maître de mes États, me voulait pour bru, et m’aurait peut-être un jour tuée aussi.

» Avant que l’éveil soit donné, je prends ce que j’ai de plus précieux et de moins lourd; mon compagnon me descend en toute hâte, par une corde suspendue à la fenêtre, vers la mer où son frère attendait sur le navire qu’il avait acheté en Flandre. Nous livrons les voiles au vent, nous battons l’eau avec les rames, et nous nous sauvons tous, comme il plaît à Dieu.

» Je ne sais si le roi de Frise fut plus affligé de la mort de son fils, qu’enflammé de colère contre moi, lorsque, le jour suivant, il apprit à son retour combien il avait été outragé. Il s’en revenait, lui et son armée, orgueilleux de sa victoire et de la prise de Birène. Et croyant accourir à des noces et à une fête, il trouva tout le monde dans un deuil sombre et funeste.

» La douleur de la mort de son fils, la haine qu’il a contre moi, ne le laissent en repos ni jour ni nuit. Mais, comme les pleurs ne ressuscitent pas les morts, et que la vengeance seule assouvit la haine, il veut employer le temps qu’il devait passer dans les soupirs et dans les larmes, à chercher comment il pourra me prendre et me punir.

» Tous ceux qu’il savait, ou qu’on lui avait dit être mes amis ou m’avoir aidée dans mon entreprise, il les fit mettre à mort, et leurs domaines furent brûlés et ravagés. Il voulut aussi tuer Birène, pensant que je ne pourrais pas ressentir de plus grande douleur. Mais il pensa qu’en le gardant en vie il aurait en main le filet qu’il fallait pour me prendre.

» Toutefois il lui impose une cruelle et dure condition: il lui accorde une année, à la fin de laquelle il lui infligera une mort obscure, si, par la force ou par la ruse, Birène, avec l’aide de ses amis et de ses parents, par tous les moyens qu’il pourra, ne me livre à lui prisonnière. Ainsi sa seule voie de salut est ma mort.