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Ce fut entre la fin d’octobre et le commencement de novembre, dans la saison où les arbres voient tomber leur robe feuillue jusqu’à ce que leurs branches restent entièrement nues, et où les oiseaux vont par bandes nombreuses, que Roland entreprit son amoureuse recherche. Et de tout l’hiver il ne l’abandonna point, non plus qu’au retour de la saison nouvelle.

Passant un jour, selon qu’il en avait coutume, d’un pays dans un autre, il arriva sur les bords d’un fleuve qui sépare les Normands des Bretons [53], et va se jeter dans la mer voisine. Ce fleuve était alors tout débordé et couvert d’écume blanche par la fonte des neiges et la pluie des montagnes, et l’impétuosité des eaux avait rompu et emporté le pont, de sorte qu’on ne pouvait plus passer.

Le paladin cherche des yeux d’un côté et d’autre le long des rives, pour voir, puisqu’il n’est ni poisson ni oiseau, comment il pourra mettre le pied sur l’autre bord. Et voici qu’il voit venir à lui un bateau, à la poupe duquel une damoiselle est assise. Il lui fait signe de venir à lui, mais elle ne laisse point arriver la barque jusqu’à terre.

Elle ne touche point terre de la proue, car elle craint qu’on ne monte contre son gré dans la barque. Roland la prie de le prendre avec elle et de le déposer de l’autre côté du fleuve. Et elle à lui: «Aucun chevalier ne passe par ici, sans avoir donné sa foi de livrer, à ma requête, la bataille la plus juste et la plus honorable qui soit au monde.

» C’est pourquoi, si vous avez le désir, chevalier, de porter vos pas sur l’autre rive, promettez-moi que vous irez, avant la fin du mois prochain, vous joindre au roi d’Irlande qui rassemble une grande armée pour détruire l’île d’Ébude, la plus barbare de toutes celles que la mer entoure.

» Vous devez savoir que par delà l’Irlande, et parmi beaucoup d’autres, est située une île nommée Ébude, dont les sauvages habitants, pour satisfaire à leur loi, pillent les environs, enlevant toutes les femmes qu’ils peuvent saisir, et qu’ils destinent à servir de proie à un animal vorace qui vient chaque jour sur leur rivage, où il trouve toujours une nouvelle dame ou damoiselle dont il se nourrit.

» Les marchands et les corsaires qui croisent dans ces parages, leur en livrent en quantité, et surtout les plus belles. Vous pouvez compter, à une par jour, combien ont déjà péri de dames et de damoiselles. Mais, si la pitié trouve en vous asile, si vous n’êtes pas entièrement rebelle à l’amour, ayez pour agréable de faire partie de ceux qui vont combattre pour une si juste cause.»

Roland attend à peine d’avoir tout entendu, et, en homme qui ne peut souffrir un acte inique et barbare, ni en entendre parler sans que cela lui pèse, il jure d’être le premier à cette entreprise. Quelque chose lui fait penser, lui fait craindre, que ces gens ne se soient emparés d’Angélique, puisqu’il l’a cherchée par tant d’endroits sans pouvoir retrouver sa trace.

Cette pensée le trouble et lui fait abandonner son premier projet. Il se décide à s’embarquer le plus vite possible pour cette île inique. Avant que le soleil ne se soit plongé dans la mer, il trouve près de Saint-Malo un navire sur lequel il monte; puis, ayant fait déployer les voiles, il dépasse le Mont-Saint-Michel pendant la nuit.

Il laisse Saint-Brieuc et Landriglier [54] à main gauche, et s’en va côtoyant les grandes falaises bretonnes. Puis, il se dirige droit sur les côtes blanches d’où l’Angleterre a pris le nom d’Albion. Mais le vent, qui était d’abord au midi, vient à manquer, et se met à souffler du ponant et du nord avec une telle force, qu’il faut abaisser toutes les voiles et tourner la poupe.

Tout le chemin qu’avait fait le navire en quatre jours, on le refait en arrière en un seul. L’habile pilote tient la haute mer et n’approche pas de terre, où son bâtiment se briserait comme un verre fragile. Le vent, après avoir soufflé en fureur pendant quatre jours, s’apaisa le cinquième et laissa le navire entrer paisiblement dans l’embouchure du fleuve d’Anvers.

Dès que le pilote, harassé de fatigue, eut fait entrer dans cette embouchure son vaisseau maltraité par la tempête, il longea une contrée qui s’étendait à droite du fleuve; on vit aussitôt descendre sur la rive un vieillard d’un grand âge, ainsi que semblait l’indiquer sa chevelure blanche. D’un air tout à fait courtois, après avoir salué tout le monde, il se retourna vers le comte, qu’il jugea être le chef,

Et le pria, de la part d’une damoiselle, de venir au plus tôt lui parler, ajoutant qu’elle était belle, et plus douce et plus affable que toute autre au monde; et que s’il préférait l’attendre, elle viendrait le trouver sur son navire, car elle mettait le plus grand empressement à s’aboucher avec tous les chevaliers errants qui passaient par là;

Qu’aucun chevalier, venu par terre ou par mer dans l’embouchure du fleuve, n’avait refusé de s’entretenir avec la damoiselle et de la conseiller dans sa cruelle position. En entendant cela, Roland s’élance sans retard sur la rive, et comme il était humain et rempli de courtoisie, il va où le vieillard le mène.

Une fois à terre, le paladin fut conduit dans un palais, au haut de l’escalier duquel il trouva une dame en grand deuil, autant que l’indiquaient son visage et les tentures noires dont toutes les chambres et les salles étaient tendues. Après un accueil plein de grâce et de déférence, la dame le fit asseoir et lui dit d’une voix triste:

«Je veux que vous sachiez que je suis la fille du comte de Hollande. Bien que je ne fusse pas son seul enfant, et que j’eusse deux frères, je lui étais si chère, qu’à tout ce que je lui demandais, jamais il ne me répondit par un refus. Je vivais heureuse en cet état, lorsqu’arriva sur nos terres un jeune duc.

» Il était duc de Zélande et s’en allait vers la Biscaye, guerroyer contre les Maures. La jeunesse et la beauté qui fleurissaient en lui m’inspirèrent un profond amour, et il eut peu de peine à me captiver. Je croyais et je crois, et je pense ne point me tromper, qu’il m’aimait et qu’il m’aime encore d’un cœur sincère.

» Pendant les jours qu’il fut retenu chez nous par les vents contraires – contraires aux autres, mais à moi propices, car s’ils furent au nombre de quarante pour tout le monde, ils me parurent à moi durer un moment, tant à s’enfuir ils eurent les ailes promptes – nous eûmes ensemble de nombreux entretiens, où nous nous promîmes de nous unir solennellement en mariage, aussitôt qu’il serait de retour.

» À peine Birène nous eut-il quittés – c’est le nom de mon fidèle amant – que le roi de Frise, pays qui est séparé du nôtre par la largeur du fleuve, désirant me faire épouser son fils unique nommé Arbant, envoya en Hollande les plus dignes seigneurs de son royaume, pour me demander à mon père.

» Moi, qui ne pouvais pas manquer à la foi promise à mon amant, et qui n’aurais pas voulu y manquer, quand même Amour me l’eût permis, pour déjouer tous ces projets menés si vivement, et pressée de donner une réponse, je dis à mon père que, plutôt que prendre un mari en Frise, j’aimerais mieux être mise à mort.