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Stupide et les yeux fixés sur le sable mouvant, les cheveux dénoués et en désordre, les mains jointes et les lèvres immobiles, elle tenait ses regards languissants levés vers le ciel, comme si elle accusait le grand Moteur d’avoir déchaîné tous les destins à sa perte. Elle resta un moment immobile et comme atterrée; puis elle dénoua sa langue à la plainte, et ses yeux aux pleurs.

Elle disait: «Fortune, que te reste-t-il encore à faire pour avoir rassasié sur moi tes fureurs et assouvi ta soif de vengeance? Que puis-je te donner de plus désormais, si ce n’est cette misérable vie? Mais tu n’en veux pas. N’as-tu pas été prompte tout à l’heure à m’arracher à la mer, quand je pouvais y trouver la fin de mes tristes jours! Pourquoi sembles-tu désirer me voir encore livrée à de nouveaux tourments, avant que je meure?

» Mais je ne vois pas que tu puisses me nuire plus que tu ne m’as nui jusqu’ici. Par toi j’ai été chassée du royal séjour où je n’espère plus jamais retourner. J’ai perdu l’honneur, ce qui est pis; car si je n’ai pas en réalité commis de faute, j’ai pourtant donné lieu, par mes courses vagabondes, à ce que chacun dise que je suis une impudique.

» Quel bien peut-il rester au monde à une femme qui a perdu sa réputation de chasteté? Hélas! mon malheur est d’être jeune et de passer pour belle, que ce soit vrai ou faux. Je ne saurais rendre grâce au ciel de ce don funeste, d’où provient aujourd’hui toute ma perte. C’est lui qui a causé la mort de mon frère Argail, auquel ses armes enchantées servirent peu.

» C’est à cause de lui que le roi de Tartarie Agrican a défait mon père Galafron qui, dans l’Inde, était grand khan du Cathay; et depuis j’en suis réduite à changer d’asile soir et matin. Puisque tu m’as ravi fortune, honneur, famille, et puisque tu m’as fait tout le mal que tu peux me faire, à quelles douleurs nouvelles veux-tu me réserver encore?

» Si tu n’as pas jugé assez cruel de me faire périr dans la mer, je consens, pour te rassasier, à ce que tu m’envoies quelque bête qui me dévore, mais sans m’outrager davantage. Quel que soit le martyre que tu me destines, pourvu que j’en meure, je ne pourrai trop t’en rendre grâces.» Ainsi disait la dame, au milieu d’abondantes larmes, quand elle aperçut l’ermite à côté d’elle.

De la cime d’une roche élevée, l’ermite avait vu Angélique, au comble de l’affliction et de l’épouvante, aborder à l’extrémité de l’écueil. Il était lui-même arrivé six jours auparavant, car un démon l’y avait porté par un chemin peu fréquenté. Il vint à elle, avec un air plus dévot que n’eurent jamais Paul ou Hilarion.

À peine la dame l’a-t-elle aperçu, que, ne le reconnaissant pas, elle reprend courage; peu à peu sa crainte s’apaise, bien qu’elle ait encore la pâleur au visage. Dès qu’il est près d’elle, elle dit: «Ayez pitié de moi, mon père, car je suis arrivée dans un mauvais port.» Et d’une voix interrompue par les sanglots, elle lui raconte ce qu’il savait parfaitement.

L’ermite commence par la rassurer par de belles et dévotes paroles, et, pendant qu’il parle, il promène des mains audacieuses tantôt sur son sein, tantôt sur ses joues humides. Puis, devenu plus hardi, il va pour l’embrasser. Mais elle, tout indignée, lui porte vivement la main à la poitrine et le repousse, et son visage se couvre tout entier d’une honnête rougeur.

Il avait à son côté une poche; il l’ouvre et il en tire une fiole pleine de liqueur. Sur ces yeux puissants, où Amour a allumé sa plus brûlante flamme, il en jette légèrement une goutte qui suffit à endormir Angélique. La voilà gisant, renversée sur le sable, livrée à tous les désirs du lubrique vieillard.

Il l’embrasse et la palpe à plaisir; et elle dort et ne peut faire résistance. Il lui baise tantôt le sein, tantôt la bouche; personne ne peut le voir en ce lieu âpre et désert. Mais, dans cette rencontre, son destrier trébuche, et le corps débile ne répond point au désir. Il avait peu de vigueur, ayant trop d’années, et il peut d’autant moins qu’il s’essouffle davantage.

Il tente toutes les voies, tous les moyens. Mais son roussin paresseux se refuse à sauter; en vain il lui secoue le frein, en vain il le tourmente; il ne peut lui faire tenir la tête haute. Enfin il s’endort près de la dame qu’un nouveau danger menace encore. La Fortune ne s’arrête pas pour si peu, quand elle a pris un mortel pour jouet.

Il faut d’abord que je vous parle d’une chose qui va me détourner un peu de mon droit chemin. Dans la mer du Nord, du côté de l’Occident et par delà l’Islande, s’étend une île nommée Ébude [51], dont la population a considérablement diminué, depuis qu’elle est détruite par une orque sauvage et d’autres monstres marins que Protée y a conduits pour se venger.

Les anciennes chroniques, vraies ou fausses, racontent que jadis un roi puissant régna sur cette île. Il eut une fille dont la grâce et la beauté, dès qu’elle se montra sur le rivage, enflammèrent Protée jusqu’au milieu des ondes. Celui-ci, un jour qu’il la trouva seule, lui fit violence et la laissa enceinte de lui.

Cet événement causa au père beaucoup de douleur et de souci, car il était plus que tout autre impitoyable et sévère. Ni les excuses, ni la pitié ne purent lui faire pardonner, tant son courroux était grand. La grossesse de sa fille ne l’arrêta même pas dans l’accomplissement de son cruel dessein, et, dès qu’il fut né, il fit, avant elle, mourir son petit-fils, qui cependant n’avait point péché.

Le dieu marin Protée, pasteur des monstrueux troupeaux de Neptune roi des ondes, ressentit un grand chagrin de la mort de sa dame, et, dans sa grande colère, il rompit l’ordre et les lois de la nature. Il s’empressa d’envoyer sur l’île les orques et les phoques, et tout son troupeau marin, qui détruisirent non seulement les brebis et les bœufs, mais les villes et les bourgs avec leurs habitants.

Ils vinrent également assiéger la capitale qui était fortifiée; les habitants furent obligés de se tenir nuit et jour sous les armes et dans des alarmes perpétuelles. Tous avaient abandonné les campagnes. Enfin, pour trouver remède à leurs maux, ils allèrent consulter l’oracle. Celui-ci répondit:

Qu’il leur fallait trouver une jeune fille qui n’eût pas sa pareille en beauté, et qu’ils devaient l’offrir sur le rivage à Protée, en échange de celle qu’on avait fait mourir. Si elle lui semblait suffisamment belle, il s’en contenterait et ne reviendrait plus les troubler; mais, s’il ne s’en contentait pas, il faudrait lui en présenter tour à tour une nouvelle, jusqu’à ce qu’il fût satisfait.

C’est ainsi que commença une dure condition pour celles qui étaient les plus jolies, car chaque jour une d’elles était offerte à Protée, jusqu’à ce qu’il en eût trouvé une qui lui plût. La première et toutes les autres reçurent la mort, dévorées par une orque qui resta à demeure fixe sur le rivage, après que tout le reste du farouche troupeau se fut retiré.

Que l’histoire de Protée fût vraie ou fausse, je ne sais qui pourrait me l’affirmer; toujours est-il que cette ancienne loi, si barbare envers les femmes, se perpétua sur cette île dans toute sa rigueur. Chaque jour, une orque monstrueuse vient sur le rivage et se nourrit de leur chair. Si naître femme est, dans tout pays, un malheur, c’en était là un bien plus grand.