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En le laissant, du reste, il ne donnerait aucun soupçon de la fuite qu’il préméditait. Roger fit comme le voulait Mélisse qui, toujours invisible, lui parlait à l’oreille. Ainsi dissimulant, il sortit du palais corrompu et efféminé de la vieille putain, et il arriva à une des portes de la ville où aboutissait la route qui conduit chez Logistilla.

Assailli à l’improviste par les gardes, il se jeta sur eux le fer à la main, laissant celui-ci blessé, celui-là mort, et, peu à peu, gagna le pont en dehors duquel il prit sa course. Avant qu’Alcine en eût été avisée, Roger avait franchi un grand espace. Je dirai dans l’autre chant quelle route il suivit, et comment il parvint chez Logistilla.

Chant VIII

ARGUMENT. – Après avoir surmonté divers obstacles, Roger s’enfuit de l’île d’Alcine. Mélisse rend sa forme première à Astolphe, lui fait retrouver ses armes et tous deux se rendent chez Logistilla où Roger arrive aussi peu après. – Renaud passe d’Écosse en Angleterre et obtient des secours pour Charles assiégé dans Paris. – Angélique est transportée dans l’île d’Ébude pour y être dévorée par un monstre marin. – Roland, trompé par un songe, sort déguisé de Paris, et va à la recherche d’Angélique.

Oh! combien d’enchanteresses, combien d’enchanteurs sont parmi nous, que nous ne connaissons pas, et qui, par leur adresse à changer de visage, se sont fait aimer des hommes et des femmes! Ce n’est pas en évoquant les esprits, ni en observant les étoiles, qu’ils font de tels enchantements; c’est par la dissimulation, le mensonge et les ruses, qu’ils lient les cœurs d’indissolubles nœuds.

Celui qui posséderait le talisman d’Angélique, ou plutôt celui de la raison, pourrait voir le visage de chacun dépouillé de tout artifice et de toute fiction. Tel nous paraît beau et bon, qui, le masque tombé, nous semblerait peut-être laid et méchant. Ce fut un grand bonheur pour Roger d’avoir l’anneau qui lui découvrit la vérité.

Roger, comme je disais, armé et monté sur Rabican, était arrivé en dissimulant jusqu’à la porte. Il prit les gardes au dépourvu et quand il fut arrivé au milieu d’eux, il ne garda pas son épée au flanc. Laissant les uns morts, les autres fort maltraités, il franchit le pont, rompit la herse et prit le chemin de la forêt; mais il ne courut pas longtemps sans rencontrer un des serviteurs de la fée.

Ce serviteur avait au poing un gerfaut qu’il s’amusait à faire voler chaque jour, tantôt dans la plaine, tantôt sur un étang voisin, où il trouvait toujours une proie facile. Il avait pour compagnon son chien fidèle, et chevauchait un roussin assez mal équipé. Il pensa bien que Roger s’enfuyait, quand il le vit venir en si grande hâte:

Il se porta à sa rencontre, et, d’un ton hautain, lui demanda pourquoi il s’en allait si précipitamment. Le bon Roger ne voulut pas lui répondre. C’est pourquoi, de plus en plus certain qu’il s’enfuyait, le chasseur résolut de l’arrêter. Étendant le bras gauche, il dit: «Que dirais-tu, si je t’arrêtais subitement, et si contre cet oiseau tu ne pouvais te défendre?»

Il lance son oiseau, et celui-ci bat si rapidement des ailes, que Rabican ne peut le devancer. Le chasseur saute à bas de son palefroi, en lui enlevant du même coup le mors, et le cheval part comme la flèche chassée de l’arc, mordant et lançant des ruades formidables. Le serviteur se met à courir après lui, aussi rapide que s’il était porté par le vent et la foudre.

Le chien ne veut pas paraître en retard; il suit Rabican avec l’impétuosité du léopard qui poursuit un lièvre. Roger a honte de ne pas les attendre; il se retourne vers celui qui arrive d’un pied si hardi, et, ne lui voyant d’autre arme qu’une baguette avec laquelle il dresse son chien à obéir, il dédaigne de tirer son épée.

Le chasseur s’approche et le frappe vigoureusement; en même temps le chien le mord au pied gauche. Le destrier débridé secoue trois ou quatre fois sa croupe, et rue sur son flanc droit. L’oiseau tourbillonne, décrit mille cercles et le déchire souvent avec ses ongles, de telle sorte que Rabican s’effraye de tout ce vacarme et n’obéit plus à la main ni à l’éperon.

Roger est enfin forcé de tirer le fer, et, pour se débarrasser de cette désagréable agression, il menace tantôt les bêtes, tantôt le vilain, de la pointe de son épée. Cette engeance importune ne l’en presse que davantage, et de çà de là se multiplie sur toute la route. Roger voit déshonneur et danger pour lui à ce qu’ils l’arrêtent plus longtemps.

Il sait que, s’il reste un peu plus en cette place, il aura sur les épaules Alcine et toute sa populace. Déjà une grande rumeur de trompettes, de tambours et de cloches se fait entendre par toute la vallée. Pourtant, contre un serviteur sans armes et contre un chien, il lui semble inutile de se servir de son épée. Le meilleur et le plus prompt est donc de découvrir l’écu, œuvre d’Atlante.

Il lève le drap rouge dont l’écu était resté pendant plusieurs jours couvert, et la lumière, dès qu’elle frappe les yeux, produit l’effet mille fois expérimenté. Le chasseur reste privé de ses sens; le chien et le roussin tombent, et les ailes de l’oiseau ne peuvent plus le soutenir en l’air. Roger, joyeux, les laisse en proie au sommeil.

Alcine, qui pendant tout cela avait été prévenue que Roger avait forcé la porte et occis bon nombre des gardes, vaincue de douleur, resta comme morte. Elle déchire ses vêtements, se frappe le visage, et s’accuse de stupidité et de maladresse. Elle fait appeler sur-le-champ aux armes et rassemble autour d’elle tous ses gens.

Puis elle les divise en deux troupes: elle envoie l’une sur la route que suit Roger; elle conduit l’autre en toute hâte au port, l’embarque et lui fait prendre la mer. Sous les voiles ouvertes, les flots s’assombrissent. Avec cette troupe s’en va la désespérée Alcine, et le désir de retrouver Roger la ronge tellement, qu’elle laisse sa ville sans garde aucune.

Elle ne laisse personne à la garde du palais. Cela donne à Mélisse, qui se tenait prête, une grande commodité, une grande facilité pour arracher de ce royaume funeste les malheureux qui y étaient retenus. Elle va, cherchant à son aise de tous côtés, brûlant les images, rompant les charmes, détruisant les nœuds, les caractères magiques et tous les artifices.

Puis, accélérant ses pas à travers la campagne, elle fait revenir à leur forme première les anciens amants d’Alcine qui étaient, en foule nombreuse, changés en fontaines, en bêtes, en arbres, en rochers. Ceux-ci, dès qu’ils furent délivrés, suivirent tous les traces du bon Roger et se réfugièrent chez Logistilla. De là, ils retournèrent chez les Scythes, les Perses, les Grecs et les Indiens.

Mélisse les renvoya dans leur pays, après leur avoir fait promettre d’être désormais moins imprudents. Le duc des Anglais fut le premier qu’elle fit revenir à la forme humaine. Sa parenté avec Bradamante et les prières courtoises de Roger lui furent très utiles en cette occasion. Outre les prières que Roger avait adressées à Mélisse à ce sujet, il lui avait donné l’anneau pour qu’elle pût mieux lui venir en aide.

C’est donc grâce aux prières de Roger que le paladin fut remis en sa forme première. Mélisse ne crut son œuvre achevée que lorsqu’elle lui eut fait retrouver ses armes, et cette lance d’or qui, du premier coup, jette hors de selle tous ceux qu’elle touche. D’abord à l’Argail, elle appartint ensuite à Astolphe, et l’un et l’autre s’étaient acquis beaucoup d’honneur en France avec elle.