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» ”Et si nous voulons voir une sirène qui apaise la mer par son doux chant, passons d’ici sur cette autre plage, où, à cette heure, elle a toujours coutume de retourner.” Et elle nous montra cette grande baleine qui, comme je l’ai dit, paraissait être une île. Moi, qui fus toujours trop entreprenant – et je m’en repens – j’allai sur ce poisson.

» Renaud me faisait signe, ainsi que Dudon, de ne pas y aller, mais cela servit peu. La fée Alcine, avec un visage riant, laissa les deux autres et s’élança derrière moi. La baleine, à lui obéir diligente, s’en alla, nageant à travers l’onde salée. Je ne tardai pas à me repentir de ma sottise, mais je me trouvais trop éloigné du rivage.

» Renaud se jeta à la nage pour m’aider et faillit être englouti, car un furieux vent du sud s’éleva, qui couvrit d’une ombre épaisse le ciel et la mer. J’ignore ce qui lui est ensuite arrivé. Alcine s’efforçait de me rassurer, et pendant tout ce jour et la nuit suivante elle me tint sur ce monstre au milieu de la mer,

» Jusqu’à ce que nous arrivâmes à cette belle île, dont Alcine possède une grande partie. Elle l’a usurpée sur une de ses sœurs, à qui leur père l’avait entièrement laissée en héritage parce qu’elle était sa seule enfant légitime. Les deux autres, à ce que m’a dit depuis quelqu’un qui en était pleinement instruit, sont nées d’un inceste.

» Et de même qu’elles sont iniques et pleines de scélératesse et de vices infâmes, leur sœur, qui vit chaste, a dans son cœur toutes les vertus. Les deux autres se sont liguées contre elle, et déjà plus d’une fois elles ont levé une armée pour la chasser de l’île, et lui ont, à diverses reprises, enlevé plus de cent châteaux.

» Et celle-ci, qui s’appelle Logistilla, ne posséderait plus un pan de terre, si elle n’avait pour frontières, d’un côté un golfe, de l’autre une montagne inhabitée, de même que l’Écosse et l’Angleterre sont séparées par une montagne et une rivière [46]. Cependant ni Alcine ni Morgane n’abandonnent l’espérance de lui enlever ce qui lui reste.

» Ce digne couple étant pétri de vices, la hait précisément parce qu’elle est chaste et sage. Mais, pour revenir à ce que je te disais, et t’apprendre comment, par la suite, je devins une plante, sache qu’Alcine me retenait dans de grandes délices, et brûlait tout entière d’amour pour moi. D’une flamme non moindre, j’avais le cœur embrasé en la voyant si belle et si avenante.

» Je jouissais de son corps si délicat. Il me semblait que là étaient rassemblés tous les biens qui sont d’ordinaire répartis aux mortels, à ceux-ci plus, à ceux-là moins, et pas du tout à beaucoup. De la France ni du reste, je n’avais plus souvenance. Sans cesse occupé à contempler ce beau visage, toutes mes pensées, tous mes désirs se concentraient en elle et ne voyaient pas au delà.

» J’étais d’ailleurs tendrement aimé d’elle. Alcine ne prenait plus garde à personne, et avait abandonné tous les autres amants pour lesquels, avant moi, d’autres avaient été de même laissés. J’étais son conseiller, et nuit et jour elle m’avait à son côté. Elle m’avait donné plein pouvoir de commander aux autres; elle ne croyait qu’à moi, ne s’en rapportait qu’à moi, et, de nuit comme de jour, ne parlait jamais qu’à moi.

» Hélas! pourquoi vais-je irriter mes plaies sans espoir d’y porter remède? Pourquoi me rappeler mon bonheur passé, maintenant que je souffre une peine extrême? Au moment où je croyais être heureux, et où je m’imaginais qu’Alcine devait m’aimer le plus, elle reprit son cœur qu’elle m’avait donné, et le porta tout entier vers un nouvel amour.

» Je connus trop tard son esprit mobile, habitué à aimer et à détester en un moment. Mon règne n’avait pas duré plus de deux mois, qu’un nouvel amant prit ma place. La fée me repoussa loin d’elle avec dédain et m’enleva toutes ses faveurs. Et je sus depuis qu’à un traitement semblable elle avait soumis mille autres amants, et tous sans qu’ils l’eussent mérité.

» Et pour qu’ils n’aillent pas à travers le monde raconter sa vie lascive, elle les change çà et là sur cette terre féconde, les uns en sapins, les autres en oliviers, ceux-ci en palmiers, ceux-là en cèdres, d’autres enfin en myrtes, comme tu me vois, sur la verte rive. Plusieurs ont été transformés en fontaine limpide, quelques-uns en bêtes féroces, selon le caprice de cette fée altière.

» Et toi, qui es venu en cette île par un chemin inusité, tu seras cause que quelqu’un de ses amants sera changé en pierre, en fontaine ou en arbre. Tu recevras d’Alcine le sceptre et la puissance, et tu seras plus heureux que n’importe quel mortel. Mais sois assuré que tu ne tarderas pas à devenir bête, fontaine, arbre ou rocher.

» Je t’en donne volontiers avis; non pas que je pense que cela te doive préserver du danger, mais il vaut mieux que tu n’y courres pas sans être prévenu, et que tu connaisses une partie des façons d’agir d’Alcine; car peut-être, de même que le visage des hommes diffère, leur esprit et leur caractère sont différents. Tu sauras peut-être échapper au mal que mille autres n’ont pas su éviter.»

Roger, à qui la renommée avait appris qu’Astolphe était cousin de sa dame, s’affligea beaucoup de ce que sa forme véritable eût été changée en plante stérile et triste. Et, par amour pour celle qu’il aime tant, il lui aurait offert ses services, s’il avait su de quelle manière; mais il ne pouvait lui venir en aide qu’en le consolant.

Il le fit du mieux qu’il sut. Puis il lui demanda s’il y avait un chemin qui conduisît au royaume de Logistilla soit par la plaine, soit à travers les collines, de façon qu’il évitât de passer par celui d’Alcine. L’arbre lui répondit qu’il y en avait bien un autre, mais tout rempli d’âpres rochers et qui, en inclinant un peu à main droite, s’élevait jusqu’au haut d’une montagne à la cime alpestre;

Mais qu’il ne pensait pas qu’il pût aller longtemps par ce chemin, car il y rencontrerait une nombreuse et cruelle troupe de gens hardis qui lui opposeraient une rude résistance. Alcine les a placés autour des murs et des fossés de son domaine, pour y retenir ceux qui voudraient s’en échapper. Roger rend grâce au myrte de tous ses bons avis, puis il s’éloigne de lui, prévenu et instruit.

Il va à son cheval, le détache, le prend par les rênes, et le tire derrière lui. Il se garde de monter dessus comme la première fois, de peur que, malgré lui, il ne l’emporte. Il songeait en lui-même comment il ferait pour arriver sain et sauf au pays de Logistilla. Il était en tout cas fermement résolu à user de tout moyen pour qu’Alcine ne prît pas empire sur lui.

Il pensa à remonter sur son cheval et à l’éperonner pour une nouvelle course à travers les airs, mais il craignit de tomber dans un danger pire, car le coursier obéissait trop mal au mors. «Je passerai par force, si je ne me trompe,» – disait-il, à part lui. Mais son espérance fut vaine. Il n’était pas éloigné de plus de deux milles du rivage, qu’il aperçut la belle cité d’Alcine.

On voit de loin une grande muraille qui tourne tout autour et enserre un grand espace. Sa hauteur est telle, qu’elle paraît se confondre avec le ciel, et elle semble être en or, du pied au faîte. Quelqu’un de mes lecteurs se séparera peut-être ici de moi et prétendra que c’était l’œuvre de l’alchimie. Peut-être fait-il erreur, peut-être voit-il plus juste que moi; en tout cas, elle me paraît être d’or, tellement elle resplendit.