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– Parce que le vieux seigneur y est lui-même. Voilà un an et demi qu'il a été fait vaïvode de Doubno.

– Est-elle mariée?… Mais parle donc, parle donc.

– Voilà deux jours qu'elle n'a rien mangé,

– Comment!…

– Il n'y a plus un morceau de pain dans la ville: depuis plusieurs jours les habitants ne mangent que de la terre.»

Andry fut pétrifié.

– La demoiselle t'a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m'a dit: «Va, dis au chevalier, s'il se souvient de moi, qu'il vienne me trouver; sinon, qu'il te donne au moins un morceau de pain pour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir sous mes yeux. Prie-le, embrasse ses genoux; il a aussi une vieille mère; qu'il te donne du pain pour l'amour d'elle.»

Une foule de sentiments divers s'éveillèrent dans le cœur du jeune Cosaque.

– Mais comment as-tu pu venir ici?

– Par un passage souterrain.

– Y a-t-il donc un passage souterrain?

– Oui.

– Où?

– Tu ne nous trahiras pas, chevalier?

– Non, je le jure sur la Sainte Croix.

– En descendant le ravin, et en traversant le ruisseau à la place où croissent des joncs.

– Et ce passage aboutit dans la ville?

– Tout droit au monastère.

– Allons, allons sur-le-champ.

– Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, un morceau de pain.

– Bien, je vais t'en apporter. Tiens-toi près du chariot, ou plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tous dorment. Je reviens à l'instant.

Et il se dirigea vers les chariots où se trouvaient les provisions de son kourèn. Le cœur lui battait avec violence. Tout ce qu'avait effacé sa vie rude et guerrière de Cosaque, tout le passé renaquit aussitôt, et le présent s'évanouit à son tour. Alors reparut à la surface de sa mémoire une image de femme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattes de cheveux. Non, cette image n'avait jamais disparu pleinement de son âme; mais elle avait laissé place à d'autres pensées plus mâles, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeune Cosaque.

Il marchait, et ses battements de cœur devenaient de plus en plus forts à l'idée qu'il la verrait bientôt, et ses genoux tremblaient sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoi il était venu, et se passa la main sur le front en cherchant à se rappeler ce qui l'amenait. Tout à coup il tressaillit, plein d'épouvante à l'idée qu'elle se mourait de faim. Il s'empara de plusieurs pains noirs; mais la réflexion lui rappela que cette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle trop grossière. Il se souvint alors que, la veille, le kochévoï avait reproché aux cuisiniers de l'armée d'avoir employé à faire du gruau toute la farine de blé noir qui restait, tandis qu'elle devait suffire pour trois jours. Assuré donc qu'il trouverait du gruau tout préparé dans les grands chaudrons, Andry prit une petite casserole de voyage appartenant à son père, et alla trouver le cuisinier de son kourèn, qui dormait étendu entre deux marmites sous lesquelles fumait encore la cendre chaude. À sa grande surprise, il les trouva vides l’une et l'autre. Il avait fallu des forces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son kourèn comptait moins d'hommes que les autres. Il continua l'inspection des autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairement il se rappela le proverbe: «Les Zaporogues sont comme les enfants; s'il y a peu, ils s'en contentent; s'il y a beaucoup, ils ne laissent rien.» Que faire? Il y avait sur le chariot de son père un sac de pains blancs qu'on avait pris au pillage d'un monastère. Il s'approcha du chariot, mais le sac n'y était plus. Ostap l'avait mis sous sa tête, et ronflait étendu par terre. Andry saisit le sac d'une main et l'enleva brusquement; la tête d'Ostap frappa sur le sol, et lui-même, se dressant à demi éveillé, s'écria sans ouvrir les yeux:

– Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable; attrapez son cheval.

– Tais-toi, ou je te tue, s'écria Andry plein d'épouvante, en le menaçant de son sac.

Mais Ostap s'était tu déjà; il retomba sur la terre, et se remit à ronfler de manière à agiter l'herbe que touchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous côtés. Tout était tranquille; une seule tête à la touffe flottante s'était soulevée dans le kourèn voisin; mais après avoir jeté de vagues regards, elle s'était reposée sur la terre. Au bout d'une courte attente, il s'éloigna emportant son butin. La Tatare était couchée, respirant à peine.

– Lève-toi, lui dit-il; allons, tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en état de soulever un de ces pains, si je ne puis les emporter tous moi-même?

Il mit le sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu'il enleva d'un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu'il avait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il passa intrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis.

– Andry! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devant lui.

Le cœur du jeune homme se glaça. Il s'arrêta, et, tout tremblant, répondit à voix basse:

– Eh bien! quoi?

– Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demain matin d'importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon.

Après avoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et considéra attentivement la Tatare enveloppée dans son voile.

Andry se tenait immobile, plus mort que vif, sans oser regarder son père en face. Quand il se décida à lever enfin les yeux, il reconnut que Boulba s'était endormi, la tête sur la main.

Il fit le signe de la croix; son effroi se dissipa plus vite qu'il n'était venu. Quand il se retourna pour s'adresser à la Tatare, il la vit devant lui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans son voile, et le reflet d'un incendie lointain éclaira tout à coup ses yeux, hagards comme ceux d'un moribond. Il la secoua par la manche, et tous deux s'éloignèrent en regardant fréquemment derrière eux. Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se traînait paresseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncs croissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, la plaine avec le tabor des Zaporogues disparut à leurs regards; en se retournant, Andry ne vit plus rien qu'une côte escarpée, au sommet de laquelle se balançaient quelques herbes sèches et fines, et par-dessus brillait la lune, semblable à une faucille d'or. Une brise légère, soufflant de la steppe, annonçait la prochaine venue du jour. Mais nulle part on n'entendait le chant d'un coq. Depuis longtemps on ne l’avait entendu, ni dans la ville, ni dans les environs dévastés. Ils franchirent une poutre posée sur le ruisseau, et devant eux se dressa l'autre bord, plus haut encore et plus escarpé. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifié de toute l'enceinte par la nature, car le parapet en terre qui le couronnait était plus bas qu'ailleurs, et l'on n'y voyait pas de sentinelles. Un peu plus loin s'élevaient les épaisses murailles du couvent. Toute la côte devant eux était couverte de bruyères; entre elle et le ruisseau s'étendait un petit plateau où croissaient des joncs de hauteur d'homme. La Tatare ôta ses souliers, et s'avança avec précaution en soulevant sa robe, parce que le sol mouvant était imprégné d'eau. Après avoir conduit péniblement Andry à travers les joncs, elle s'arrêta devant un grand tas de branches sèches. Quand ils les eurent écartées, ils trouvèrent une espèce de voûte souterraine dont l'ouverture n'était pas plus grande que la bouche d'un four. La Tatare y entra la première la tête basse, Andry la suivit, en se courbant aussi bas que possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientôt tous deux se trouvèrent dans une complète obscurité.