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Avec une surprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son attention, la jeune fille écoutait ces discours pleins de franchise et de chaleur, où se montrait une âme jeune et forte. Elle pencha son beau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler; mais elle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevalier tenait à un autre parti, et que son père, ses frères, ses compatriotes, restaient des ennemis farouches; en songeant que les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de tous côtés, vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s'en couvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s'assit sur un siège où elle resta longtemps immobile, la tête renversée, et mordant sa lèvre inférieure de ses dents d'ivoire, comme si elle eût ressenti la piqûre d'une bête venimeuse.

– Dis-moi une seule parole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie.

Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restait immobile.

– Pourquoi cette tristesse, dis-moi? pourquoi tant de tristesse?

Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta les cheveux qui lui couvraient le visage, et laissa échapper ses plaintes d'une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et léger bruissement des joncs qu'agite le vent du soir:

– Ne suis-je pas digne d'une éternelle pitié? La mère qui m'a mise au monde n'est-elle pas malheureuse? Mon sort n'est-il pas bien amer? Ô mon destin, n'es-tu pas mon bourreau? Tu as conduit à mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus riches seigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur de notre noblesse. Chacun d'eux aurait considéré mon amour comme la plus grande des félicités. Je n'aurais eu qu'à faire un choix, et le plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucun d'eux, ô mon cruel destin, tu n'as fait parler mon cœur; mais tu l'as fait parler, ce faible cœur, pour un étranger, pour un ennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi, pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutée impitoyablement, ô sainte mère de Dieu? Mes jours se passaient dans l'abondance et la richesse. Les mets les plus recherchés, les vins les plus précieux faisaient mon habituelle nourriture. Et pourquoi? pour me faire mourir enfin d'une mort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume! et c'est peu que je sois condamnée à un sort si cruel; c'est peu que je sois obligée de voir, avant ma propre fin, mon père et ma mère expirer dans d'affreuses souffrances, eux pour qui j'aurais cent fois donné ma vie. C'est peu que tout cela. Il faut, avant ma mort, que je le revoie et que je l'entende; il faut que ses paroles me déchirent le cœur, que mon sort redouble d'amertume, qu'il me soit encore plus pénible d'abandonner ma jeune vie, que ma mort devienne plus épouvantable, et qu'en mourant je vous fasse encore plus de reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi (pardonne mon péché), ô sainte mère de Dieu.

Quand elle se tut, une expression de douleur et d'abattement se peignit sur son visage, sur son front tristement penché et sur ses joues sillonnées de larmes.

– Non, il ne sera pas dit, s'écria Andry, que la plus belle et la meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quand elle est née pour que tout ce qu'il y a de plus élevé au monde s'incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu ne mourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m'est cher, tu ne mourras pas! Mais si rien ne peut conjurer ton malheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni la bravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai avant toi, devant toi, et ce n'est que mort qu'on pourra me séparer de toi.

– Ne t'abuse pas, chevalier, et ne m'abuse pas moi-même, lui répondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que trop bien qu'il ne t'est pas possible de m'aimer; je connais ton devoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t'appellent, et nous sommes tes ennemis.

– Eh! que me font mes amis, ma patrie, mon père? reprit Andry, en relevant fièrement le front et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc du Dniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je vais te dire: je n'ai personne, personne, personne, répéta-t-il obstinément, en faisant ce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volonté irrévocable. Qui m'a dit que l'Ukraine est ma patrie? Qui me l'a donnée pour patrie? La patrie est ce que notre âme désire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie, c'est toi, Et cette patrie-là, je ne l'abandonnerai plus tant que je serai vivant, je la porterai dans mon cœur. Qu'on vienne l'en arracher!

Immobile un instant, elle le regarda droit aux yeux, et soudain, avec toute l'impétuosité dont est capable une femme qui ne vit que par les élans du cœur, elle se jeta à son cou, le serra dans ses bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment la rue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. Mais Andry ne les entendait pas; il ne sentait rien autre chose que la tiède respiration de la jeune fille qui lui caressait la joue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longs cheveux qui lui enveloppaient la tête d'un réseau soyeux et odorant.

Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant des cris de joie.

– Nous sommes sauvés, disait-elle toute hors d'elle-même; les nôtres sont entrés dans la ville, amenant du pain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers.

Mais ni l'un ni l'autre ne fit attention à ce qu'elle disait. Dans le délire de sa passion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui effleurait sa joue, et cette bouche ne resta pas sans réponse.

Et le Cosaque fut perdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus ni la setch, ni les villages de ses pères, ni le temple de Dieu. Et l'Ukraine non plus ne reverra pas l'un des plus braves de ses enfants. Le vieux Tarass s'arrachera une poignée de ses cheveux gris, et il maudira le jour et l'heure où il a, pour sa propre honte, donné naissance à un tel fils!

CHAPITRE VII

Le tabor des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement. D'abord personne ne pouvait exactement expliquer comment un détachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce fut plus tard qu'on s'aperçut que tout le kourèn de Peréiaslav, placé devant une des portes de la ville, était resté la veille ivre mort; il n'était donc pas étonnant que la moitié des Cosaques qui le composaient eût été tuée et l'autre moitié prisonnière, sans qu'ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les kouréni voisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les armes, le détachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers rangs soutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés qui se jetaient sur eux en désordre. Le kochevoï fit rassembler l'armée, et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à la main, eurent fait silence, il leur dit:

– Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cette nuit; voilà jusqu'où peut conduire l'ivresse; voilà l'injure que nous a faite l'ennemi! Il paraît que c'est là votre habitude: si l'on vous double la ration, vous êtes prêts à vous soûler de telle sorte que l'ennemi du nom chrétien peut non seulement vous ôter vos pantalons, mais même vous éternuer au visage, sans que vous y fassiez attention.