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Et de pareilles messes, il en célébrait dans chaque village; jusqu'au moment où le gouvernement polonais reconnut que ses entreprises avaient plus d'importance qu'un simple brigandage, et où ce même Potocki fut chargé, à la tête de cinq régiments, d'arrêter Tarass.

Six jours durant, les Cosaques parvinrent à échapper aux poursuites, en suivant des chemins détournés. Leurs chevaux pouvaient à peine supporter cette course incessante et sauver leurs maîtres. Mais, cette fois, Potocki se montra digne de la mission qu'il avait reçue: il poursuivit l'ennemi sans relâche, et l'atteignit sur les rives du Dniestr, où Boulba venait de faire halte dans une forteresse abandonnée et tombant en ruine.

On la voyait à la cime d'un roc qui dominait le Dniestr, avec les restes de ses glacis déchirés et de ses murailles détruites. Le sommet du roc était tout jonché de pierres, de briques, de débris, toujours prêts à se détacher et à voler dans l'abîme. Ce fut là que l'hetman de la couronne Potocki cerna Boulba par les deux côtés qui donnaient accès sur la plaine. Pendant quatre jours, les Cosaques luttèrent et se défendirent à coups de briques et de pierres. Mais leurs munitions, comme leurs forces, finirent par s'épuiser, et Tarass résolut de se frayer un chemin à travers les rangs ennemis. Déjà ses Cosaques s'étaient ouvert un passage, et peut-être leurs chevaux rapides les auraient-ils sauvés encore une fois, quand tout à coup Tarass s'arrêta au milieu de sa course.

– Halte! s'écria-t-il, j'ai perdu ma pipe et mon tabac; je ne veux pas que ma pipe même tombe aux mains des Polonais détestés.

Et le vieux polkovnik se pencha pour chercher dans l'herbe sa pipe et sa bourse à tabac, ses deux inséparables compagnons, sur mer et sur terre, dans les combats et à la maison. Pendant ce temps, arrive une troupe ennemie, qui le saisit par ses puissantes épaules. Il essaye de se dégager; mais les heiduques qui l'avaient saisi ne roulèrent plus à terre, comme autrefois.

– Oh! vieillesse! vieillesse! dit-il amèrement; et le vieux Cosaque pleura.

Mais ce n'était pas à la vieillesse qu'était la faute; la force avait vaincu la force. Près de trente hommes s'étaient suspendus à ses pieds, à ses bras.

– Le corbeau est pris! criaient les Polonais. Il ne reste plus qu'à trouver la manière de lui faire honneur, à ce chien.

Et on le condamna, du consentement de l'hetman, à être brûlé vif en présence de tout le corps d'armée. Il y avait près de là un arbre nu dont le sommet avait été brisé par la foudre. On attacha Tarass avec des chaînes en fer au tronc de l'arbre; puis on lui cloua les mains, après l'avoir hissé aussi haut que possible, afin que le Cosaque fût vu de loin et de partout; puis, approchant des branches, les Polonais se mirent à dresser un bûcher au pied de l'arbre. Mais ce n'était pas le bûcher que contemplait Tarass; ce n'était pas aux flammes qui allaient le dévorer que songeait son âme intrépide. Il regardait, l'infortuné, du côté où combattaient ses Cosaques. De la hauteur où il était placé, il voyait tout comme sur la paume de la main.

– Camarades, criait-il, gagnez, gagnez au plus vite la montagne qui est derrière le bois; là, ils ne vous atteindront pas!

Mais le vent emporta ses paroles.

– Ils vont périr, ils vont périr pour rien! s'écriait-il avec désespoir.

Et il regarda au-dessous de lui, à l'endroit où étincelait le Dniestr. Un éclair de joie brilla dans ses yeux. Il vit quatre proues à demi cachées par les buissons; alors rassemblant toutes ses forces, il s'écria de sa voix puissante:

– Au rivage! au rivage, camarades, descendez par le sentier à gauche! Il y a des bateaux sur la rive; prenez-les tous, pour qu'on ne puisse vous poursuivre.

Cette fois le vent souffla favorablement, et toutes ses paroles arrivèrent aux Cosaques. Mais il fut récompensé de ce bon conseil par un coup de massue asséné sur la tête, qui fit tournoyer tous les objets devant ses yeux.

Les Cosaques s'élancèrent de toute leur vitesse sur la pente du sentier; mais ils sont poursuivis l'épée dans les reins. Ils regardaient; le sentier tourne, serpente, fait mille détours.

– Allons, camarades, à la grâce de Dieu! s'écrient tous les Cosaques.

Ils s'arrêtent un instant, lèvent leurs fouets sifflent, et leurs chevaux tatars se détachent du sol, se déroulant dans l'air, comme des serpents, volent par-dessus l'abîme et tombent droit au milieu du Dniestr. Deux seulement d'entre eux n'atteignirent pas le fleuve; ils se fracassèrent sur les rochers, et y périrent avec leurs chevaux sans même pousser un cri. Déjà les Cosaques nageaient à cheval dans la rivière et détachaient les bateaux. Les Polonais s'arrêtèrent devant l'abîme s'étonnant de l'exploit inouï des Cosaques, et se demandant s'il fallait ou non sauter à leur suite. Un jeune colonel au sang vif et bouillant, le propre frère de la belle Polonaise qui avait enchanté le pauvre Andry, s'élança sans réfléchir à la poursuite des Cosaques; il tourna trois fois en l'air avec son cheval, et retomba sur les rocs aigus. Les pierres anguleuses le déchirèrent en lambeaux, le précipice l'engloutit, et sa cervelle, mêlée de sang, souilla les buissons qui croissaient sur les pentes inégales du glacis.

Lorsque Tarass se réveilla du coup qui l'avait étourdi, lorsqu'il regarda le Dniestr, les Cosaques étaient déjà dans les bateaux et s'éloignaient à force de rames. Les balles pleuvaient sur eux de la hauteur, mais sans les atteindre. Et les yeux du vieux polkovnik brillaient du feu de la joie.

– Adieu, camarades, leur cria-t-il, d'en haut; souvenez-vous de moi, revenez ici au printemps prochain, et faites une belle tournée! Qu'avez vous gagné, Polonais du diable? Croyez-vous qu'il y ait au monde une chose qui fasse peur à un Cosaque? Attendez un peu, le temps viendra bientôt où vous apprendrez ce que c'est que la religion russe orthodoxe. Dès à présent les peuples voisins et lointains le pressentent: un tsar s'élèvera de la terre russe, et il n'y aura pas dans le monde de puissance qui ne se soumette à lui!…

Déjà le feu s'élevait au-dessus du bûcher, atteignait les pieds de Tarass, et se déroulait en flamme le long du tronc d'arbre… Mais se trouvera-t-il au monde un feu, des tortures, une puissance capables de dompter la force cosaque!

Ce n'est pas un petit fleuve que le Dniestr; il y a beaucoup d'anses, beaucoup d'endroits sans fond, et d'épais joncs croissent sur ses rivages. Le miroir du fleuve est brillant; il retentit du cri sonore des cygnes, et le superbe gogol [40] se laisse emporter par son rapide courant. Des nuées de courlis, de bécassines au rougeâtre plumage, et d'autres oiseaux de toute espèce s'agitent dans ses joncs et sur les plages de ses rives. Les Cosaques voguaient rapidement sur d'étroits bateaux à deux gouvernails, ils ramaient avec ensemble, évitaient prudemment les bas-fonds, et, effrayant les oiseaux qui s'envolaient à leur approche, ils parlaient de leur ataman.

Fin

(1835)

[1] Kiew, capitale du gourt de Kiew, sur le Dniepr, et capitale de toute la Russie, jusqu'à la fin du XIIe siècle.