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Il n'est pas besoin de décrire tous les combats que livrèrent les Cosaques, ni la marche progressive de la campagne; tout cela est écrit sur les feuillets des annales. On sait quelle est, dans la terre russe, une guerre soulevée pour la religion. Il n'est pas de force plus forte que la religion. Elle est implacable, terrible, comme un roc dressé par les mains de la nature au milieu d'une mer éternellement orageuse et changeante. Du milieu des profondeurs de l'Océan, il lève vers le ciel ses murailles inébranlables, formées d'une seule pierre, entière et compacte. De toutes parts on l'aperçoit, et de toutes parts il regarde fièrement les vagues qui fuient devant lui. Malheur au navire qui vient le choquer! ses fragiles agrès volent en pièces; tout ce qu'il porte se noie ou se brise, et l'air d'alentour retentit des cris plaintifs de ceux qui périssent dans les flots.

Sur les feuillets des annales on lit d'une manière détaillée comment les garnisons polonaises fuyaient des villes reconquises; comment l'on pendait les fermiers juifs sans conscience; comment l'hetman de la couronne, Nicolas Potocki, se trouva faible, avec sa nombreuse armée, devant cette force irrésistible; comment, défait et poursuivi, il noya dans une petite rivière la majeure partie de ses troupes; comment les terribles polks cosaques le cernèrent dans le petit village de Polonnoï, et comment, réduit à l'extrémité, l'hetman polonais promit sous serment, au nom du roi et des magnats de la couronne, une satisfaction entière ainsi que le rétablissement de tous les anciens droits et privilèges. Mais les Cosaques n'étaient pas hommes à se laisser prendre à cette promesse; ils savaient ce que valaient à leur égard les serments polonais. Et Potocki n'eût plus fait le beau sur son argamak de six mille ducats, attirant les regards des illustres dames et l'envie de la noblesse; il n'eût plus fait de bruit aux assemblées, ni donné de fêtes splendides aux sénateurs, s'il n'avait été sauvé par le clergé russe qui se trouvait dans ce village. Lorsque tous les prêtres sortirent, vêtus de leurs brillantes robes dorées, portant les images de la croix, et, à leur tête, l'archevêque lui-même, la crosse en main et la mitre en tête, tous les Cosaques plièrent le genou et ôtèrent leurs bonnets. En ce moment ils n'eussent respecté personne, pas même le roi; mais ils n'osèrent point agir contre leur Église chrétienne, et s'humilièrent devant leur clergé. L'hetman et les polkovniks consentirent d'un commun accord à laisser partir Potocki, après lui avoir fait jurer de laisser désormais en paix toutes les églises chrétiennes, d'oublier les inimitiés passées et de ne faire aucun mal à l'armée cosaque. Un seul polkovnik refusa de consentir à une paix pareille; c'était Tarass Boulba. Il arracha une mèche de ses cheveux, et s'écria

– Hetman, hetman! et vous, polkovniks, ne faites pas cette action de vieille femme; ne vous fiez pas aux Polonais; ils vous trahiront, les chiens!

Et lorsque le greffier du polk eut présenté le traité de paix, lorsque l'hetman y eut apposé sa main toute-puissante, Boulba détacha son précieux sabre turc, en pur damas du plus bel acier, le brisa en deux, comme un roseau, et en jeta au loin les tronçons dans deux directions opposées.

– Adieu donc! s'écria-t-il. De même que les deux moitiés de ce sabre ne se réuniront plus et ne formeront jamais une même arme, de même, nous, aussi, compagnons, nous ne nous reverrons plus en ce monde! N'oubliez donc pas mes paroles d'adieu.

Alors sa voix grandit, s'éleva, acquit une puissance étrange, et tous s'émurent en écoutant ses accents prophétiques.

– À votre heure dernière, vous vous souviendrez de moi. Vous croyez avoir acheté le repos et la paix; vous croyez que vous n'avez plus qu'à vous donner du bon temps? Ce sont d'autres fêtes qui vous attendent. Hetman, on t'arrachera la peau de la tête, on l'emplira de graine de riz, et, pendant longtemps, on la verra colportée à toutes les foires! Vous non plus, seigneurs, vous ne conserverez pas vos têtes. Vous pourrirez dans de froids caveaux, ensevelis sous des murs de pierre, à moins qu'on ne vous rôtisse tout vivants dans des chaudières, comme des moutons. Et vous, camarades, continua-t-il en se tournant vers les siens, qui de vous veut mourir de sa vraie mort? Qui de vous veut mourir, non pas sur le poêle de sa maison, ni sur une couche de vieille femme, non pas ivre mort sous une treille, au cabaret, comme une charogne, mais de la belle mort d'un Cosaque, tous sur un même lit, comme le fiancé avec la fiancée? À moins pourtant que vous ne veuillez retourner dans vos maisons, devenir à demi hérétiques, et promener sur vos dos les seigneurs polonais?

– Avec toi, seigneur polkovnik, avec toi! s'écrièrent tous ceux qui faisaient partie du polk de Tarass.

Et ils furent rejoints par une foule d'autres.

– Eh bien! puisque c'est avec moi, avec moi donc! dit Tarass.

Il enfonça fièrement son bonnet, jeta un regard terrible à ceux qui étaient demeurés, s'affermit sur son cheval et cria aux siens:

– Personne, du moins, ne nous humiliera par une parole offensante. Allons, camarades, en visite chez les catholiques!

Il piqua des deux, et, à sa suite, se mit en marche une compagnie de cent chariots, qu'entouraient beaucoup de cavaliers et de fantassins cosaques; et, se retournant, il bravait d'un regard plein de mépris et de colère tous ceux qui n'avaient pas voulu le suivre. Personne n'osa les retenir. À la vue de toute l'armée, un polk s'en allait, et, longtemps encore, Tarass se retourna et menaça du regard.

L'hetman et les autres polkovniks étaient troublés; tous demeurèrent pensifs, silencieux, comme oppressés par un pénible pressentiment. Tarass n'avait pas fait une vaine prophétie. Tout se passa comme il l'avait prédit. Peu de temps après la trahison de Kaneff, la tête de l'hetman et celle de beaucoup d'entre les principaux chefs furent plantées sur les pieux.

Et Tarass?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la Pologne; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et s'avança jusqu'auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes; il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques défoncèrent et répandirent les tonnes d'hydromel et de vins séculaires qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs; ils déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les vêtements de parade, les objets de prix qu'ils trouvaient dans les garde-meubles.

– N'épargnez rien! répétait Tarass.

Les Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant; elles ne purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec les autels. Plus d'une main blanche comme la neige s'éleva du sein des flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le sol l'herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n'entendaient rien et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les jetaient aux mères dans les flammes.

– Ce sont là, Polonais détestés, les messes funèbres d'Ostap! disait Tarass.