Изменить стиль страницы

– Ma petite Youséfa, disait-il, tout ce peuple que vous voyez, ce sont des gens qui sont venus pour voir comment on va supplicier les criminels. Et celui-là, ma petite, que vous voyez là-bas, et qui tient à la main une hache et d'autres instruments, c'est le bourreau, et c’est lui qui les suppliciera. Et quand il commencera à tourner la roue et à faire d'autres tortures, le criminel sera encore vivant; mais lorsqu'on lui coupera la tête, alors, ma petite, il mourra aussitôt. D'abord il criera et se débattra, mais dès qu'on lui aura coupé la tête, il ne pourra plus ni crier, ni manger, ni boire, parce que alors, ma petite, il n'aura plus de tête.

Et Youséfa écoutait tout cela avec terreur et curiosité. Les toits des maisons étaient couverts de peuple. Aux fenêtres des combles apparaissaient d'étranges figures à moustaches, coiffées d'une espèce de bonnet. Sur les balcons, abrités pas des baldaquins, se tenait l'aristocratie. La jolie main, brillante comme du sucre blanc, d'une jeune fille rieuse, reposait sur la grille du balcon. De nobles seigneurs, doués d'un embonpoint respectable, contemplaient tout cela d'un air majestueux. Un valet en riche livrée, les manches rejetées en arrière, faisait circuler des boissons et des rafraîchissements. Souvent une jeune fille espiègle, aux yeux noirs, saisissant de sa main blanche des gâteaux ou des fruits, les jetait au peuple. La cohue des chevaliers affamés s'empressait de tendre leurs chapeaux, et quelque long hobereau, qui dépassait la foule de toute sa tête, vêtu d'un kountousch autrefois écarlate, et tout chamarré de cordons en or noircis par le temps, saisissait les gâteaux au vol, grâce à ses longs bras, baisait la proie qu'il avait conquise, l'appuyait sur son cœur, et puis la mettait dans sa bouche. Un faucon, suspendu au balcon dans une cage dorée, figurait aussi parmi les spectateurs; le bec tourné de travers et la patte levée, il examinait aussi le peuple avec attention. Mais la foule s'émut tout à coup, et de toutes parts retentirent les cris: les voilà, les voilà! ce sont les Cosaques!

Ils marchaient, la tête découverte, leurs longues tresses pendantes, tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s'avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtements de draps précieux s'étaient usés, et flottaient autour d'eux en lambeaux; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap.

Que sentit le vieux Tarass, lorsqu'il vit Ostap? Que se passa-t-il alors dans son cœur?… Il le contemplait au milieu de la foule, sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s'arrêta. À lui, le premier, appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix:

– Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n'entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien! Qu'aucun de nous ne prononce une parole.

Cela dit, il s'approcha de l'échafaud.

– Bien, fils, bien! dit Boulba doucement, et il inclina vers la terre sa tête grise.

Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraient Ostap; on lui mit les pieds et les mains dans une machine faite exprès pour cet usage, et… Nous ne troublerons pas l'âme du lecteur par le tableau de tortures infernales dont la seule pensée ferait dresser les cheveux sur la tête. C'était le produit de temps grossiers et barbares, alors que l'homme menait encore une vie sanglante, consacrée aux exploits guerriers, et qu'il y avait endurci toute son âme sans nulle idée d'humanité. En vain quelques hommes isolés, faisant exception à leur siècle, se montraient les adversaires de ces horribles coutumes; en vain le roi et plusieurs chevaliers d'intelligence et de cœur représentaient qu'une semblable cruauté dans les châtiments ne servait qu'à enflammer la vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi et des sages opinions ne pouvait rien contre le désordre, contre la volonté audacieuse des magnats polonais, qui, par une absence inconcevable de tout esprit de prévoyance, et par une vanité puérile, n'avaient fait de leur diète qu'une satire du gouvernement.

Ostap supportait les tourments et les tortures avec un courage de géant. L'on n'entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d'un ton approbateur:

– Bien, fils, bien!…

Mais, quand on l'eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d'âme parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui: Dieu! rien que des visages inconnus, étrangers! Si du moins quelqu'un de ses proches eût assisté à sa fin! Il n'aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d'une faible mère, ou les cris insensés d'une épouse, s'arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s'écria dans l'abattement de son âme:

– Père! où es-tu? entends-tu tout cela?

– Oui, j'entends!

Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d'âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s'élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel devint pâle comme un mort, et lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba; mais Boulba n'était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace.

CHAPITRE XII

La trace de Boulba se retrouva bientôt. Cent vingt mille hommes de troupes cosaques parurent sur les frontières de l'Ukraine. Ce n'était plus un parti insignifiant, un détachement venu dans l'espoir du butin, ou envoyé à la poursuite des Tatars. Non; la nation entière s'était levée, car sa patience était à bout. Ils s'étaient levés pour venger leurs droits insultés, leurs mœurs ignominieusement tournées en moquerie, la religion de leurs pères et leurs saintes coutumes outragées, les églises livrées à la profanation; pour secouer les vexations des seigneurs étrangers, l'oppression de l'union catholique, la honteuse domination de la juiverie sur une terre chrétienne, en un mot pour se venger de tous les griefs qui nourrissaient et grossissaient depuis longtemps la haine sauvage des Cosaques.

L'hetman Ostranitza, guerrier jeune, mais renommé par son intelligence, était à la tête de l'innombrable armée des Cosaques. Près de lui se tenait Gouma, son vieux compagnon, plein d'expérience. Huit polkovniks conduisaient des polks de douze mille hommes. Deux ïésaoul-généraux et un bountchoug, ou général à queue, venaient à la suite de l'hetman. Le porte-étendard général marchait devant le premier drapeau; bien des enseignes et d'autres drapeaux flottaient au loin; les compagnons des bountchougs portaient des lances ornées de queues de cheval. Il y avait aussi beaucoup d'autres dignitaires d'armée, beaucoup de greffiers de polks suivis par des détachements à pied et à cheval. On comptait presque autant de Cosaques volontaires que de Cosaques de ligne et de front. Ils s'étaient levés de toutes les contrées, de Tchiguirine, de Péreïeslav, de Batourine, de Gloukhoff, des rivages inférieurs du Dniepr, de ses hauteurs et de ses îles. D'innombrables chevaux et des masses de chariots armés serpentaient dans les champs. Mais parmi ces nuées de Cosaques, parmi ces huit polks réguliers, il y avait un polk supérieur à tous les autres; et à la tête de ce polk était Tarass Boulba. Tout lui donnait l'avantage sur le reste des chefs, et son âge avancé, et sa longue expérience, et sa science de faire mouvoir les troupes, et sa haine des ennemis, plus forte que chez tout autre. Même aux Cosaques sa férocité implacable et sa cruauté sanguinaire paraissaient exagérées. Sa tête grise ne condamnait qu'au feu et à la potence, et son avis dans le conseil de guerre ne respirait que ruine et dévastation.