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– Comment! que les Zaporogues soient vos frères! s'écria quelqu'un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr, cette maudite canaille!

Ces mots servirent de signal. On empoigna les juifs, et on commença à les lancer dans le fleuve. Des cris plaintifs s'élevaient de tous côtés; mais les farouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant les grêles jambes des juifs, chaussées de bas et de souliers, s'agiter dans les airs. Le pauvre orateur, qui avait attiré un si grand désastre sur les siens et sur lui-même, s'arracha de son caftan, par lequel on l'avait déjà saisi, en petite camisole étroite et de toutes couleurs, embrassa les pieds de Boulba, et se mit à le supplier d'une voix lamentable.

– Magnifique et sérénissime seigneur, j'ai connu votre frère, le défunt Doroch. C'était un vrai guerrier, la fleur de la chevalerie. Je lui ai prêté huit cents sequins pour se racheter des Turcs.

– Tu as connu mon frère? lui dit Tarass.

– Je l'ai connu, devant Dieu. C'était un seigneur très généreux.

– Et comment te nomme-t-on?

– Yankel.

– Bien, dit Tarass.

Puis, après avoir réfléchi:

– Il sera toujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques. Donnez-le-moi pour aujourd'hui.

Ils y consentirent. Tarass le conduisit à ses chariots près desquels se tenaient ses Cosaques.

– Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bouge plus. Et vous, frères, ne laissez pas sortir le juif.

Cela dit, il s'en alla sur la place, où la foule s'était dès longtemps rassemblée. Tout le monde avait abandonné le travail des canots, car ce n'était pas une guerre maritime qu'ils allaient faire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de rames, il leur fallait maintenant des chariots et des coursiers. À cette heure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme les jeunes; et tous d'après le consentement des anciens, le kochévoï et les atamans des kouréni, avaient résolu de marcher droit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses, l'humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour ramasser du butin dans les villes ennemies, brûler les villages et les moissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de leurs hauts faits. Tous s'armaient. Quant au kochévoï, il avait grandi de toute une palme. Ce n'était plus le serviteur timide des caprices d'un peuple voué à la licence; c'était un chef dont la puissance n'avait pas de bornes, un despote qui ne savait que commander et se faire obéir. Tous les chevaliers tapageurs et volontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la tête respectueusement baissée, et n'osant lever les regards, pendant qu'il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colère, sans cri, comme un chef vieilli dans l'exercice du pouvoir, et qui n'exécutait pas pour la première fois des projets longuement mûris.

– Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il; préparez vos chariots, essayez vos armes; ne prenez pas avec vous trop d'habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaque Cosaque, avec un pot de lard et d'orge pilée. Que personne n'emporte davantage. Il y aura des effets et des provisions dans les bagages. Que chaque Cosaque emmène une paire de chevaux. Il faut prendre aussi deux cents paires de bœufs; ils nous seront nécessaires dans les endroits marécageux et au passage des rivières. Mais de l'ordre surtout, seigneurs, de l'ordre. Je sais qu'il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin, se mettent à déchirer les étoffes de soie pour s'en faire des bas. Abandonnez cette habitude du diable; ne vous chargez pas de jupons; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, ou les ducats et l'argent, car cela tient peu de place et sert partout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs: si quelqu'un de vous s'enivre à la guerre, je ne le ferai pas même juger. Je le ferai traîner comme un chien jusqu'aux chariots, fût-il le meilleur Cosaque de l'armée; et là il sera fusillé comme un chien, et abandonné sans sépulture aux oiseaux. Un ivrogne, à la guerre, n'est pas digne d'une sépulture chrétienne. Jeunes gens, en toutes choses écoutez les anciens. Si une balle vous frappe, si un sabre vous écorche la tête ou quelque autre endroit, n'y faites pas grande attention; jetez une charge de poudre dans un verre d'eau-de-vie, avalez cela d'un trait, et tout passera. Vous n'aurez pas même de fièvre. Et si la blessure n'est pas trop profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, après l'avoir humectée de salive sur la main. À l'œuvre, à l'œuvre, enfants! hâtez-vous sans vous presser.

Ainsi parlait le kochévoï, et dès qu'il eut fini son discours, tous les Cosaques se mirent à la besogne. La setch entière devint sobre; on n'aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas plus que s'il ne s'en fût jamais trouvé parmi les Cosaques. Les uns réparaient les cercles des roues ou changeaient les essieux des chariots; les autres y entassaient des armes ou des sacs de provisions; d'autres encore amenaient les chevaux et les bœufs. De toutes parts retentissaient le piétinement des bêtes de somme, le bruit des coups d'arquebuse tirés à la cible, le choc des sabres contre les éperons, les mugissements des bœufs, les grincements des chariots chargés, et les voix d'hommes parlant entre eux ou excitant leurs chevaux.

Bientôt le tabor [26] des Cosaques s'étendit en une longue file, se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait voulu parcourir tout l'espace compris entre la tête et la queue du convoi aurait eu longtemps à courir. Dans la petite église en bois, le pope récitait la prière du départ; il aspergea toute la foule d'eau bénite, et chacun, en passant, vint baiser la croix. Quand le tabor se mit en mouvement, et s'éloigna de la setch, tous les Cosaques se retournèrent:

– Adieu, notre mère, dirent-ils d'une commune voix, que Dieu te garde de tout malheur!

En traversant le faubourg, Tarass Boulba aperçut son juif Yankel qui avait eu le temps de s'établir sous une tente, et qui vendait des pierres à feu, des vis, de la poudre, toutes les choses utiles à la guerre, même du pain et des khalatchis [27].

«Voyez-vous ce diable de juif?» pensa Tarass. Et, s'approchant de lui:

– Fou que tu es, lui dit-il, que fais-tu là? Veux-tu donc qu'on te tue comme un moineau?

Yankel, pour toute réponse, vint à sa rencontre, et faisant signe des deux mains, comme s'il avait à lui déclarer quelque chose de très mystérieux, il lui dit:

– Que votre seigneurie se taise, et n'en dise rien à personne. Parmi les chariots de l'armée, il y a un chariot qui m'appartient. Je prends avec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les Cosaques, et en route, je vous les vendrai à plus bas prix que jamais juif n'a vendu, devant Dieu, devant Dieu!

Tarass Boulba haussa les épaules, en voyant ce que pouvait la force de la nature juive, et rejoignit le tabor.