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– Qu'est-ce qui vous amène?» demanda enfin le kochévoï, quand le bac toucha la rive.

Tous les ouvriers suspendirent leurs travaux, cessèrent le bruit, et regardèrent dans une silencieuse attente, en soulevant leurs haches ou leurs rabots.

– Un malheur, répondit le petit Cosaque de l'avant.

– Quel malheur?

– Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues?

– Parle.

– Ou voulez-vous plutôt rassembler un conseil?

– Parle, nous sommes tous ici.

Et la foule se réunit en un seul groupe.

– Est-ce que vous n'avez rien entendu dire de ce qui se passe dans l'Ukraine?

– Quoi? demanda un des atamans de kourèn.

– Quoi? reprit l'autre; il paraît que les Tatars vous ont bouché les oreilles avec de la colle pour que vous n'ayez rien entendu.

– Parle donc, que s'y fait-il?

– Il s'y fait des choses comme il ne s'en est jamais fait depuis que nous sommes au monde et que nous avons reçu le baptême.

– Mais, dis donc ce qui s'y fait, fils de chien, s'écria de la foule quelqu'un qui avait apparemment perdu patience.

– Il s'y fait que les saintes églises ne sont plus à nous.

– Comment, plus à nous?

– On les a données à bail aux juifs, et si on ne paye pas le juif d'avance, il est impossible de dire la messe.

– Qu'est-ce que tu chantes là?

– Et si l'infâme juif ne met pas, avec sa main impure, un petit signe sur l'hostie, il est impossible de la consacrer.

– Il ment, seigneurs et frères, comment se peut-il qu'un juif impur mette un signe sur la sainte hostie?…

– Écoutez, je vous en conterai bien d'autres. Les prêtres catholiques (kseunz) ne vont pas autrement, dans l'Ukraine, qu'en tarataïka [24]. Ce ne serait pas un mal, mais voilà ce qui est un mal, c'est qu'au lieu de chevaux, on attelle des chrétiens de la bonne religion [25]. Écoutez, écoutez, je vous en conterai bien d'autres. On dit que les juives commencent à se faire des jupons avec les chasubles de nos prêtres. Voilà ce qui se fait dans l'Ukraine, seigneurs. Et vous, vous êtes tranquillement établis dans la setch, vous buvez, vous ne faites rien, et, à ce qu'il paraît, les Tatars vous ont fait si peur, que vous n'avez plus d'yeux ni d'oreilles, et que vous n'entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde.

– Arrête, arrête, interrompit le kochévoï qui s'était tenu jusque-là immobile et les yeux baissés, comme tous les Zaporogues, qui, dans les grandes occasions, ne s'abandonnaient jamais au premier élan, mais se taisaient pour rassembler en silence toutes les forces de leur indignation. Arrête, et moi, je dirai une parole. Et vous donc, vous autres, que le diable rosse vos pères! que faisiez-vous? N'aviez-vous pas de sabres, par hasard? Comment avez-vous permis une pareille abomination?

– Comment nous avons permis une pareille abomination? Et vous, auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes des seuls Polonais? Et puis, il ne faut pas déguiser notre péché, il y avait aussi des chiens parmi les nôtres, qui ont accepté leur religion.

– Et que faisait votre hetman? que faisaient vos polkovniks?

– Ils ont fait de telles choses que Dieu veuille nous en préserver.

– Comment?

– Voilà comment: notre hetman se trouve maintenant à Varsovie rôti dans un bœuf de cuivre, et les têtes de nos polkovniks se sont promenées avec leurs mains dans toutes les foires pour être montrées au peuple. Voilà ce qu'ils ont fait.

Toute la foule frissonna. Un grand silence s'établit sur le rivage entier, semblable à celui qui précède les tempêtes. Puis, tout à coup, les cris, les paroles confuses éclatèrent de tous côtés.

– Comment! que les juifs tiennent à bail les églises chrétiennes! que les prêtres attellent des chrétiens au brancard! Comment! permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la part de maudits schismatiques! Qu'on puisse traiter ainsi les polkovniks et les hetmans! non, ce ne sera pas, ce ne sera pas.

Ces mots volaient de côté et d'autre, Les Zaporogues commençaient à se mettre en mouvement. Ce n'était pas l'agitation d'un peuple mobile. Ces caractères lourds et forts ne s'enflammaient pas promptement; mais une fois échauffés, ils conservaient longtemps et obstinément leur flamme intérieure.

– Pendons d'abord tous les juifs, s'écrièrent des voix dans la foule; qu'ils ne puissent plus faire de jupes à leurs juives avec les chasubles des prêtres! qu'ils ne mettent plus de signes sur les hosties! noyons toute cette canaille dans le Dniepr!

Ces mots prononcés par quelques-uns volèrent de bouche en bouche aussi rapidement que brille l'éclair, et toute la foule se précipita sur le faubourg avec l'intention d'exterminer tous les juifs.

Les pauvres fils d'Israël ayant perdu, dans leur frayeur, toute présence d'esprit, se cachaient dans des tonneaux vides, dans les cheminées, et jusque sous les jupes de leurs femmes. Mais les Cosaques savaient bien les trouver partout.

– Sérénissimes seigneurs, s'écriait un juif long et sec comme un bâton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chétive figure toute bouleversée par la peur; sérénissimes seigneurs, permettez-nous de vous dire un mot, rien qu'un mot. Nous vous dirons une chose comme vous n'en avez jamais entendue, une chose de telle importance, qu'on ne peut pas dire combien elle est importante.

– Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours à entendre l'accusé.

– Excellentissimes seigneurs, dit le juif, on n'a jamais encore vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu, jamais. Il n'y a pas eu au monde d'aussi nobles, bons et braves seigneurs.

Sa voix s'étouffait et mourait d'effroi.

– Comment est-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues? Ce ne sont pas les nôtres qui sont les fermiers d'églises dans l'Ukraine; non, devant Dieu, ce ne sont pas les nôtres. Ce ne sont pas même des juifs; le diable sait ce que c'est. C'est une chose sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-ci vous diront la même chose. N'est-ce pas, Chleuma? n'est-ce pas, Chmoul?

– Devant Dieu, c'est bien vrai, répondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vêtus d'habits en lambeaux, et blêmes comme du plâtre.

– Jamais encore, continua le long juif, nous n'avons eu de relations avec l'ennemi, et nous ne voulons rien avoir à faire avec les catholiques. Qu'ils voient le diable en songe! nous sommes comme des frères avec les Zaporogues.