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Il arrive épuisé de fatigue, mourant de faim: par hasard il découvre qu’une somme d’argent est déposée dans une maison voisine, il cède à une détestable tentation, il force un volet, ouvre un meuble, vole cent francs et se sauve.

On l’arrête, il est prisonnier… Il sera jugé, condamné.

Comme récidiviste, quinze ou vingt ans de travaux forcés et l’exposition, voilà ce qui l’attend. Il le sait.

Cette peine formidable, il la mérite.

La propriété est sacrée. Celui qui, la nuit, brise votre porte pour s’emparer de votre avoir doit subir un châtiment terrible.

En vain le coupable objectera-t-il le manque d’ouvrage, la misère, la position exceptionnelle, difficile, intolérable, le besoin que sa condition de libéré lui impose… Tant pis, la loi est une; la société, pour son salut et pour son repos, veut et doit être armée d’un pouvoir sans bornes, et impitoyablement réprimer ces attaques audacieuses contre le bien d’autrui.

Oui, ce misérable, ignorant et abruti, ce récidiviste corrompu et dédaigné a mérité son sort.

Mais que méritera donc celui qui, intelligent, riche, instruit, entouré de l’estime de tous, revêtu d’un caractère officiel, volera, non pas pour manger, mais pour satisfaire à de fastueux caprices ou pour tenter les chances de l’agiotage?

Volera, non pas cent francs… mais volera cent mille francs… un million?…

Volera, non pas la nuit au péril de sa vie, mais volera tranquillement au grand jour, à la face de tous?…

Volera… non pas un inconnu qui aura mis son argent sous la sauvegarde d’une serrure… mais volera un client qui aura mis forcément son argent sous la sauvegarde de la probité de l’officier public que la loi désigne, impose à sa confiance?…

Quel châtiment terrible méritera donc celui-là qui, au lieu de voler une petite somme presque par nécessité… volera par luxe une somme considérable?

Ne serait-ce déjà pas une injustice criante de ne lui appliquer qu’une peine égale à celle qu’on applique au récidiviste poussé à bout par la misère, au vol par le besoin?

Allons donc! dira la loi…

Comment appliquer à un homme bien élevé la même peine qu’à un vagabond? Fi donc!…

Comparer un délit de bonne compagnie avec une ignoble effraction? Fi donc!…

«Après tout, de quoi s’agit-il? répondra, par exemple, maître Boulard d’accord avec la loi. En vertu, des pouvoirs que me confère mon office, j’ai touché pour vous une somme d’argent; cette somme, je l’ai dissipée, détournée, il n’en reste pas une obole; mais n’allez pas croire que la misère m’ait poussé à cette spoliation! Suis-je un mendiant, un nécessiteux? Dieu merci, non, j’avais, et j’ai de quoi vivre largement. Oh! rassurez-vous, mes visées étaient plus hautes et plus fières… Muni de votre argent, je me suis audacieusement élancé dans la sphère éblouissante de la spéculation; je pouvais doubler, tripler la somme à mon profit, si la fortune m’eût souri… malheureusement elle m’a été contraire! Vous voyez bien que j’y perds autant que vous…»

Encore une fois, semble dire la loi, cette spoliation, leste, nette, preste et cavalière, faite au grand soleil, a-t-elle quelque chose de commun avec ces rapines nocturnes, ces bris de serrures, ces effractions de portes, ces fausses clefs, ces leviers, sauvage et grossier appareil de misérables voleurs du plus bas étage?

Les crimes ne changent-ils pas de pénalité, même de nom, lorsqu’ils sont commis par certains privilégiés?

Un malheureux dérobe un pain chez un boulanger, en cassant un carreau… une servante dérobe un mouchoir ou un louis à ses maîtres: cela, bien et dûment appelé vol avec circonstances aggravantes et infamantes, est du ressort de la cour d’assises.

Et cela est juste, surtout pour le dernier cas.

Le serviteur qui vole son maître est doublement coupable: il fait presque partie de la famille; la maison lui est ouverte à toute heure, il trahit indignement la confiance qu’on a en lui; c’est cette trahison que la loi frappe d’une condamnation infamante.

Encore une fois, rien de plus juste, de plus moral.

Mais qu’un huissier, mais qu’un officier public quelconque vous dérobe l’argent que vous avez forcément confié à sa qualité officielle, non-seulement ceci n’est plus assimilé au vol domestique ou au vol avec effraction, mais ceci n’est pas même qualifié vol par la loi.

Comment?

Non, sans doute! vol… ce mot est par trop brutal… Il sent trop son mauvais lieu… vol!… fi donc! Abus de confiance, à la bonne heure! c’est plus délicat, plus décent et plus en rapport avec la condition sociale, la considération de ceux qui sont exposés à commettre… ce délit! car cela s’appelle délit… Crime serait aussi trop brutal.

Et puis, distinction importante.

Le crime ressort de la cour d’assises…

L’abus de confiance, de la police correctionnelle.

Ô comble de l’équité! Ô comble de la justice distributive! Répétons-le: un serviteur vole un louis à son maître, un affamé brise un carreau pour voler un pain… voilà des crimes, vite, aux assises.

Un officier public dissipe ou détourne un million, c’est un abus de confiance… un simple tribunal de police correctionnelle doit en connaître.

En fait, en droit, en raison, en logique, en humanité, en morale, cette effrayante différence entre les pénalités est-elle justifiée par la dissemblance de criminalité?

En quoi le vol domestique, puni d’une peine infamante, diffère-t-il de l’abus de confiance, puni d’une peine correctionnelle?

Est-ce parce que l’abus de confiance entraîne presque toujours la ruine des familles?

Qu’est-ce donc qu’un abus de confiance, sinon un vol domestique, mille fois aggravé par ses conséquences effrayantes et par le caractère officiel de celui qui le commet?

Ou bien encore en quoi un vol avec effraction est-il plus coupable qu’un vol avec abus de confiance?

Comment! vous osez déclarer que la violation morale du serment de ne jamais forfaire à la confiance que la société est forcée d’avoir en vous est moins criminelle que la violation matérielle d’une porte?

Oui, on l’ose…

Oui, la loi est ainsi faite…

Oui, plus les crimes sont graves, plus ils compromettent l’existence des familles, plus ils portent atteinte à la sécurité, à la moralité publique… moins ils sont punis.

De sorte que plus les coupables ont de lumières, d’intelligence, de bien-être et de considération, plus la loi se montre indulgente pour eux…

De sorte que la loi réserve ses peines les plus terribles, les plus infamantes pour les misérables qui ont, nous ne voudrions pas dire pour excuse… mais qui ont du moins pour prétexte l’ignorance, l’abrutissement, la misère où on les laisse plongés.