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«À quelque temps de là, arriva le malheur du diamant. Mon père, désespéré, ne savait comment faire. Je contai son chagrin à Mme Séraphin, elle me répondit: «Monsieur est si charitable qu’il fera peut-être quelque chose pour votre père.» Le soir même, je servais à table, M. Ferrand me dit brusquement: «Ton père a besoin de treize cents francs; va ce soir lui dire de passer demain à mon étude, il aura son argent. C’est un honnête homme, il mérite qu’on s’intéresse à lui.» À cette marque de bonté, je fondis en larmes: je ne savais comment remercier mon maître; il me dit avec sa brusquerie ordinaire: «C’est bon, c’est bon; ce que je fais est tout simple…» Le soir, après mon ouvrage, je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père, et le lendemain…

– J’avais les treize cents francs contre une lettre de change à trois mois de date, acceptée en blanc par moi, dit Morel; je fis comme Louise, je pleurai de reconnaissance; j’appelai cet homme mon bienfaiteur… mon sauveur. Oh! il a fallu qu’il fût bien méchant pour détruire la reconnaissance et la vénération que je lui avais vouées…

– Cette précaution de vous faire souscrire une lettre de change en blanc, à une échéance tellement rapprochée que vous ne pouviez la payer, n’éveilla pas vos soupçons? lui demanda Rodolphe.

– Non, monsieur; j’ai cru que le notaire prenait ses sûretés, voilà tout; d’ailleurs, il me dit que je n’avais pas besoin de songer à rembourser cette somme avant deux ans; tous les trois mois je lui renouvellerais seulement la lettre de change pour plus de régularité; cependant, à la première échéance, on l’a présentée ici, elle n’a pas été payée, il a obtenu jugement contre moi, sous le nom d’un tiers; mais il m’a fait dire que ça ne devait pas m’inquiéter… que c’était une erreur de son huissier.

– Il voulait ainsi vous tenir en sa puissance, dit Rodolphe.

– Hélas! oui, monsieur; car ce fut à dater de ce jugement qu’il commença de… Mais continue, Louise… continue… Je ne sais plus où j’en suis… la tête me tourne… j’ai comme des absences… j’en deviendrai fou!… C’est par trop aussi… c’est par trop!…

Rodolphe calma le lapidaire… Louise reprit:

– Je redoublais de zèle, afin de reconnaître, comme je le pouvais, les bontés de M. Ferrand pour nous. La femme de charge me prit dès lors en grande aversion; elle trouvait du plaisir à me tourmenter, à me mettre dans mon tort en ne me répétant pas les ordres que M. Ferrand lui donnait pour moi; je souffrais de ces désagréments, j’aurais préféré une autre place; mais l’obligation que mon père avait à mon maître m’empêchait de m’en aller. Depuis trois mois M. Ferrand avait prêté cet argent; il continuait de me brusquer devant Mme Séraphin; cependant il me regardait quelquefois à la dérobée d’une manière qui m’embarrassait, et il souriait en me voyant rougir.

– Vous comprenez, monsieur? Il était alors en train d’obtenir contre moi une contrainte par corps.

– Un jour, reprit Louise, la femme de charge sort après le dîner, contre son habitude; les clercs quittent l’étude; ils logeaient dehors. M. Ferrand envoie le portier en commission, je reste à la maison seule avec mon maître; je travaillais dans l’antichambre, il me sonne. J’entre dans sa chambre à coucher, il était debout devant la cheminée; je m’approche de lui, il se retourne brusquement, me prend dans ses bras… Sa figure était rouge comme du sang, ses yeux brillaient. J’eus une peur affreuse, la frayeur m’empêcha d’abord de faire un mouvement; mais, quoiqu’il soit très-fort, je me débattis si vivement que je lui échappai; je me sauvai dans l’antichambre, dont je poussai la porte, la tenant de toutes mes forces; la clef était de son côté.

– Vous l’entendez, monsieur, vous l’entendez, dit Morel à Rodolphe, voilà la conduite de ce digne bienfaiteur.

– Au bout de quelques moments la porte céda sous ses efforts, reprit Louise, heureusement la lampe était à ma portée, j’eus le temps de l’éteindre. L’antichambre était éloignée de la pièce où il se tenait; il se trouva tout à coup dans l’obscurité, il m’appela, je ne répondis pas; il me dit alors d’une voix tremblante de colère: «Si tu essaies de m’échapper, ton père ira en prison pour les treize cents francs qu’il me doit et qu’il ne peut payer.» Je le suppliai d’avoir pitié de moi, je lui promis de faire tout au monde pour le bien servir, pour reconnaître ses bontés, mais je lui déclarai que rien ne me forcerait à m’avilir.

– C’est pourtant bien là le langage de Louise, dit Morel, de ma Louise quand elle avait le droit d’être fière. Mais comment?… Enfin, continue, continue…

– Je me trouvais toujours dans l’obscurité; j’entends, au bout d’un moment, fermer la porte de sortie de l’antichambre, que mon maître avait trouvée, à tâtons. Il me tenait ainsi en son pouvoir; il court chez lui et revient bientôt avec une lumière. Je n’ose vous dire, mon père, la lutte nouvelle qu’il me fallut soutenir, ses menaces, ses poursuites de chambre en chambre: heureusement le désespoir, la peur, la colère me donnèrent des forces: ma résistance le rendait furieux, il ne se possédait plus. Il me maltraita, me frappa; j’avais la figure en sang…

– Mon Dieu! Mon Dieu! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel, ce sont là des crimes pourtant… et il n’y a pas de punition pour un tel monstre… il n’y en a pas…

– Peut-être, dit Rodolphe, qui semblait réfléchir profondément; puis, s’adressant à Louise: Courage! Dites tout.

– Cette lutte durait depuis longtemps; mes forces m’abandonnaient, lorsque le portier, qui était rentré, sonna deux coups: c’était une lettre qu’on annonçait. Craignant, si je n’allais pas la chercher, que le portier ne l’apportât lui-même, M. Ferrand me dit: «- Va-t’en!… Dis un mot, et ton père est perdu; si tu cherches à sortir de chez moi, il est encore perdu; si on vient aux renseignements sur toi, je t’empêcherai de te placer, en laissant entendre, sans l’affirmer, que tu m’as volé. Je dirai de plus que tu es une détestable servante…» Le lendemain de cette scène, malgré les menaces de mon maître, j’accourus ici tout dire à mon père. Il voulait me faire à l’instant quitter cette maison… mais la prison était là… Le peu que je gagnais devenait indispensable à notre famille depuis la maladie de ma mère… Et les mauvais renseignements que M. Ferrand me menaçait de donner sur moi m’auraient empêchée de me placer ailleurs pendant bien longtemps peut-être.

– Oui, dit Morel avec une sombre amertume, nous avons eu la lâcheté, l’égoïsme de laisser notre enfant retourner là… Oh! je vous le disais bien, la misère… la misère… que d’infamies elle fait commettre!…

– Hélas! mon père, n’avez-vous pas essayé de toutes manières de vous procurer ces treize cents francs? Cela étant impossible, il a bien fallu nous résigner.

– Va, va, continue… Les tiens ont été tes bourreaux; nous sommes plus coupables que toi du malheur qui t’arrive, dit le lapidaire en cachant sa figure dans ses mains.

– Lorsque je revis mon maître, reprit Louise, il fut pour moi, comme il avait été avant la scène dont je vous ai parlé, brusque et dur; il ne me dit pas un mot du passé; la femme de charge continua de me tourmenter; elle me donnait à peine ce qui m’était nécessaire pour me nourrir, enfermait le pain sous clef; quelquefois, par méchanceté, elle souillait devant moi les restes du repas qu’on me laissait, car presque toujours elle mangeait avec M. Ferrand. La nuit, je dormais à peine, je craignais à chaque instant de voir le notaire entrer dans ma chambre, qui ne fermait pas; il m’avait fait ôter la commode que je mettais devant ma porte pour me garder; il ne me restait qu’une chaise, une petite table et ma malle. Je tâchais de me barricader avec cela comme je pouvais, et je me couchais tout habillée. Pendant quelque temps il me laissa tranquille; il ne me regardait même pas. Je commençais à me rassurer un peu, pensant qu’il ne songeait plus à moi. Un dimanche, il m’avait permis de sortir; je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père et à ma mère: nous étions tous bien heureux!… C’est jusqu’à ce moment que vous avez tout su, mon père… Ce qui me reste à vous dire – et la voix de Louise trembla – est affreux… je vous l’ai toujours caché.