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– Je vous répète, monsieur, que ce notaire est un misérable… Il a voulu faire emprisonner Morel parce que sa fille a repoussé ses propositions infâmes. Si Louise n’est accusée que sur la dénonciation d’un pareil homme… avouez, monsieur, que cette présomption mérite peu de créance.

– Il ne m’appartient pas, monsieur, et il ne me convient pas de discuter la valeur des déclarations de M. Ferrand, dit froidement le magistrat; la justice est saisie de cette affaire, les tribunaux décideront; quant à moi, j’ai l’ordre de m’assurer de la personne de Louise Morel, et j’exécute mon mandat.

– Vous avez raison, monsieur, je regrette qu’un mouvement d’indignation peut-être légitime m’ait fait oublier que ce n’était en effet ni le lieu ni le moment d’élever une discussion pareille. Un mot seulement: le corps de l’enfant que Morel a perdu est resté dans sa mansarde, j’ai offert ma chambre à cette famille pour lui épargner le triste spectacle de ce cadavre; c’est donc chez moi que vous trouverez le lapidaire et probablement sa fille. Je vous en conjure, monsieur, au nom de l’humanité, n’arrêtez pas brusquement Louise au milieu de ces infortunés, à peine arrachés à un sort épouvantable. Morel a éprouvé tant de secousses cette nuit que sa raison n’y résisterait pas; sa femme est aussi dangereusement malade, un tel coup la tuerait.

– J’ai toujours, monsieur, exécuté mes ordres avec tous les ménagements possibles, j’agirai de même dans cette circonstance.

– Si vous me permettiez, monsieur, de vous demander une grâce? Voici ce que je vous proposerais: la jeune fille qui nous suit avec la portière occupe une chambre voisine de la mienne, je ne doute pas qu’elle ne la mette à votre disposition; vous pourriez d’abord y mander Louise, puis, s’il le faut, Morel, pour que sa fille lui fasse ses adieux… Au moins vous éviterez à une pauvre mère malade et infirme une scène déchirante.

– Si cela peut s’arranger ainsi, monsieur… volontiers.

La conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu à demi-voix, pendant que Rigolette et Mme Pipelet se tenaient discrètement à plusieurs marches de distance du commissaire et de Rodolphe; celui-ci descendit auprès de la grisette, que la présence du commissaire rendait toute tremblante, et lui dit:

– Ma pauvre voisine, j’attends de vous un nouveau service; il faudrait me laisser libre de disposer de votre chambre pendant une heure.

– Tant que vous voudrez, monsieur Rodolphe… Vous avez ma clef. Mais, mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a donc?

– Je vous l’apprendrai tantôt; ce n’est pas tout, il faudrait être assez bonne pour retourner au Temple dire qu’on n’apporte que dans une heure ce que nous avons acheté.

– Bien volontiers, monsieur Rodolphe; mais est-ce qu’il arrive encore malheur aux Morel?

– Hélas! oui, il leur arrive quelque chose de bien triste, vous ne le saurez que trop tôt.

– Allons, mon voisin, je cours au Temple… Mon Dieu! moi qui, grâce à vous, croyais ces braves gens hors de peine… dit la grisette; et elle descendit rapidement l’escalier.

Rodolphe avait voulu surtout épargner à Rigolette le triste tableau de l’arrestation de Louise.

– Mon commissaire, dit Mme Pipelet, puisque mon roi des locataires vous conduit, je peux aller retrouver Alfred? Il m’inquiète; c’est à peine si tout à l’heure il était remis de son indisposition de Cabrion.

– Allez… allez, dit le magistrat; et il resta seul avec Rodolphe. Tous deux arrivèrent sur le palier du quatrième, en face de la chambre où étaient alors provisoirement établis le lapidaire et sa famille.

Tout à coup la porte s’ouvrit.

Louise, pâle, éplorée, sortit brusquement.

– Adieu! Adieu! mon père, s’écria-t-elle, je reviendrai, il faut que je parte.

– Louise, mon enfant, écoute-moi donc, reprit Morel en suivant sa fille et en tâchant de la retenir.

À la vue de Rodolphe, du magistrat, Louise et le lapidaire restèrent immobiles.

– Ah! monsieur, vous notre sauveur, dit l’artisan en reconnaissant Rodolphe, aidez-moi donc à empêcher Louise de partir. Je ne sais ce qu’elle a, elle me fait peur; elle veut s’en aller. N’est-ce pas, monsieur, qu’il ne faut plus qu’elle retourne chez son maître? N’est-ce pas que vous m’avez dit: «Louise ne vous quittera plus, ce sera votre récompense.» Oh! à cette bienheureuse promesse, je l’avoue, un moment j’ai oublié la mort de ma pauvre petite Adèle; mais aussi je veux n’être plus séparé de toi, Louise, jamais! jamais!

Le cœur de Rodolphe se brisa, il n’eut pas la force de répondre une parole.

Le commissaire dit sévèrement à Louise:

– Vous vous appelez Louise Morel?

– Oui, monsieur, répondit la jeune fille interdite.

Rodolphe avait ouvert la chambre de Rigolette.

– Vous êtes Jérôme Morel, son père? ajouta le magistrat en s’adressant au lapidaire.

– Oui… monsieur… mais…

– Entrez là avec votre fille.

Et le magistrat montra la chambre de Rigolette, où se trouvait déjà Rodolphe.

Rassurés par la présence de ce dernier, le lapidaire et Louise, étonnés, troublés, obéirent au commissaire; celui-ci ferma la porte et dit à Morel avec émotion:

– Je sais combien vous êtes honnête et malheureux; c’est donc à regret que je vous apprends qu’au nom de la loi… je viens arrêter votre fille.

– Tout est découvert… je suis perdue!… s’écria Louise épouvantée, en se jetant dans les bras de son père.

– Qu’est-ce que tu dis?… Qu’est-ce que tu dis?… reprit Morel stupéfait. Tu es folle… pourquoi perdue?… T’arrêter!… Pourquoi t’arrêter?… Qui viendrait t’arrêter?…

– Moi… au nom de la loi! et le commissaire montra son écharpe.

– Oh! malheureuse!… Malheureuse!… s’écria Louise en tombant agenouillée.

– Comment! Au nom de la loi? dit l’artisan, dont la raison, fortement ébranlée par ce nouveau coup, commençait à s’affaiblir; pourquoi arrêter ma fille au nom de la loi?… Je réponds de Louise, moi; c’est ma fille, ma digne fille… pas vrai, Louise? Comment? t’arrêter, quand notre bon ange te rend à nous pour nous consoler de la mort de ma petite Adèle? Allons donc! Ça ne se peut pas!… Et puis, monsieur le commissaire, parlant par respect, on n’arrête que les misérables, entendez-vous?… Et Louise, ma fille, n’est pas une misérable. Bien sûr, vois-tu, mon enfant, ce monsieur se trompe… Je m’appelle Morel; il y a plus d’un Morel… tu t’appelles Louise; il y a plus d’une Louise… c’est ça; voyez-vous, monsieur le commissaire, il y a erreur, certainement il y a erreur!

– Il n’y a malheureusement pas erreur!… Louise Morel, faites vos adieux à votre père.