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– Oh! j’en étais bien sûr… bien sûr… que tu me cachais un secret, s’écria Morel avec une sorte d’égarement et une singulière volubilité d’expression qui étonna Rodolphe. Ta pâleur, tes traits… auraient dû m’éclairer. Cent fois je l’ai dit à ta mère… mais bah! bah! bah! elle me rassurait… La voilà bien! La voilà bien! Pour échapper au mauvais sort, laisser notre fille chez ce monstre!… Et notre fille, où va-t-elle? sur le banc des criminels… La voilà bien! Ah! mais aussi… enfin… qui sait?… Au fait… parce qu’on est pauvre… oui… mais les autres?… Bah… bah… les autres… Puis, s’arrêtant comme pour rassembler ses pensées qui lui échappaient, Morel se frappa le front et s’écria: Tiens! je ne sais plus ce que je dis… la tête me fait un mal horrible… il me semble que je suis gris…

Et il cacha sa tête dans ses deux mains.

Rodolphe ne voulut pas laisser voir à Louise combien il était effrayé de l’incohérence du langage du lapidaire; il reprit gravement:

– Vous n’êtes pas juste, Morel; ce n’est pas pour elle seule, mais pour sa mère, pour ses enfants, pour vous-même, que votre pauvre femme redoutait les funestes conséquences de la sortie de Louise de chez le notaire… N’accusez personne… Que toutes les malédictions, que toutes les haines retombent sur un seul homme… sur ce monstre d’hypocrisie, qui plaçait une fille entre le déshonneur et la ruine… la mort peut-être de son père et de sa famille; sur ce maître qui abusait d’une manière infâme de son pouvoir de maître… Mais patience, je vous l’ai dit, la Providence réserve souvent au crime des vengeances surprenantes et épouvantables.

Les paroles de Rodolphe étaient, pour ainsi dire, empreintes d’un tel caractère de certitude et de conviction en parlant de cette vengeance providentielle, que Louise regarda son sauveur avec surprise, presque avec crainte.

– Continuez, mon enfant, reprit Rodolphe en s’adressant à Louise, ne nous cachez rien… cela est plus important que vous ne le pensez.

– Je commençais donc à me rassurer un peu, dit Louise, lorsqu’un soir M. Ferrand et la femme de charge sortirent chacun de leur côté. Ils ne dînèrent pas à la maison, je restai seule; comme d’habitude, on me laissa ma ration d’eau, de pain et de vin, après avoir fermé à clef les buffets. Mon ouvrage terminé, je dînai, et puis, ayant peur toute seule dans les appartements, je remontai dans ma chambre, après avoir allumé la lampe de M. Ferrand. Quand il sortait le soir, on ne l’attendait jamais. Je me mis à travailler, et, contre mon ordinaire, peu à peu le sommeil me gagna… Ah! mon père! s’écria Louise en s’interrompant avec crainte, vous allez ne pas me croire… vous allez m’accuser de mensonge… et pourtant, tenez, sur le corps de ma pauvre petite sœur, je vous jure que je vous dis bien la vérité…

– Expliquez-vous, dit Rodolphe.

– Hélas! monsieur, depuis sept mois je cherche en vain à m’expliquer à moi-même cette nuit affreuse… sans pouvoir y parvenir; j’ai manqué perdre la raison en tâchant d’éclaircir ce mystère.

– Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-elle dire? s’écria le lapidaire, sortant de l’espèce de stupeur indifférente qui l’accablait par intermittence depuis le commencement de ce récit.

– Je m’étais, contre mon habitude, endormie sur ma chaise…, reprit Louise. Voilà la dernière chose dont je me souviens… Avant, avant… oh! mon père, pardon… Je vous jure que je ne suis pas coupable pourtant…

– Je te crois! Je te crois! Mais parle.

– Je ne sais depuis combien de temps je dormais lorsque je m’éveillai, toujours dans ma chambre, mais couchée et déshonorée par M. Ferrand, qui était auprès de moi.

– Tu mens, tu mens! s’écria le lapidaire furieux. Avoue-moi que tu as cédé à la violence, à la peur de me voir traîner en prison, mais ne mens pas ainsi!

– Mon père, je vous jure…

– Tu mens, tu mens!… Pourquoi le notaire aurait-il voulu me faire emprisonner, puisque tu lui avais cédé?

– Cédé, oh! non, mon père! Mon sommeil fut si profond que j’étais comme morte… Cela vous semble extraordinaire, impossible… Mon Dieu, je le sais bien, car à cette heure je ne peux encore le comprendre.

– Et moi je comprends tout, reprit Rodolphe en interrompant Louise, ce crime manquait à cet homme. N’accusez pas votre fille de mensonge, Morel… Dites-moi, Louise, en dînant, avant de monter dans votre chambre, n’avez-vous pas remarqué quelque goût étrange à ce que vous avez bu? Tâchez de bien vous rappeler cette circonstance.

Après un moment de réflexion, Louise répondit:

– Je me souviens, en effet, que le mélange d’eau et de vin que Mme Séraphin me laissa, selon son habitude, avait un goût un peu amer; je n’y ai pas alors fait attention parce que quelquefois la femme de charge s’amusait à mettre du sel ou du poivre dans ce que je buvais.

– Et ce jour-là cette boisson vous a semblé amère?

– Oui, monsieur, mais pas assez pour m’empêcher de la boire; j’ai cru que le vin était tourné.

Morel, l’œil fixe, un peu hagard, écoutait les questions de Rodolphe et les réponses de Louise sans paraître comprendre leur portée.

– Avant de vous endormir sur votre chaise, n’avez-vous pas senti votre tête pesante, vos jambes alourdies?

– Oui, monsieur; les tempes me battaient, j’avais un léger frisson, j’étais mal à mon aise.

– Oh! le misérable! le misérable! s’écria Rodolphe. Savez-vous, Morel, ce que cet homme a fait boire à votre fille?

L’artisan regarda Rodolphe sans lui répondre.

– La femme de charge, sa complice, avait mêlé dans le breuvage de Louise un soporifique, de l’opium, sans doute; les forces, la pensée de votre fille, ont été paralysées pendant quelques heures; en sortant de ce sommeil léthargique, elle était déshonorée!…

– Ah! maintenant, s’écria Louise, mon malheur s’explique. Vous le voyez, mon père, je suis moins coupable que je ne le paraissais. Mon père, mon père, réponds-moi donc!

Le regard du lapidaire était d’une effrayante fixité.

Une si horrible perversité ne pouvait entrer dans l’esprit de cet homme naïf et honnête. Il comprenait à peine cette affreuse révélation.

Et puis, faut-il le dire, depuis quelques moments sa raison lui échappait; par instants ses idées s’obscurcissaient; alors il tombait dans ce néant de la pensée qui est à l’intelligence ce que la nuit est à la vue… formidable symptôme de l’aliénation mentale.

Pourtant Morel reprit d’une voix sourde, brève et précipitée:

– Oh! oui, c’est bien mal, bien mal, très-mal.

Et il retomba dans son apathie.

Rodolphe le regarda avec anxiété, il crut que l’énergie de l’indignation commençait à s’épuiser chez ce malheureux, de même qu’à la suite de violents chagrins souvent les larmes manquent.