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– Tu vois bien, les fausses pierres font le même effet que les vraies, et les grandes dames, qui mettent seulement ça pour se parer, n’auraient jamais l’idée de sacrifier un diamant au soulagement de malheureux comme nous!

– Pauvre femme! Sois donc raisonnable, le chagrin te rend injuste. Qui est-ce qui sait que nous, les Morel, sommes malheureux?

– Oh! quel homme, quel homme! On te couperait en morceaux, toi, que tu dirais merci.

Morel haussa les épaules avec compassion.

– Combien te devra ce matin Mme Mathieu? reprit Madeleine.

– Rien, puisque je suis en avance avec elle de cent vingt francs.

– Rien! Mais nous avons fini hier nos derniers vingt sous.

– Oui, dit Morel d’un air abattu.

– Et comment allons-nous faire?

– Je ne sais pas.

– Et le boulanger ne veut plus nous fournir à crédit…

– Non, puisque hier j’ai emprunté le quart d’un pain à Mme Pipelet.

– La mère Burette ne nous prêterait rien?

– Nous prêter!… Maintenant qu’elle a tous nos effets en gage, sur quoi nous prêterait-elle?… sur nos enfants? dit Morel avec un sourire amer.

– Mais ma mère, les enfants et toi, vous n’avez mangé hier qu’une livre et demie de pain à vous tous! Vous ne pouvez pas mourir de faim non plus. Aussi c’est ta faute; tu n’a pas voulu te faire inscrire cette année au bureau de charité.

– On n’inscrit que les pauvres qui ont des meubles, et nous n’en avons plus; on nous regarde comme en garni. C’est comme pour être admis aux salles d’asile, il faut que les enfants aient au moins une blouse, et les nôtres n’ont que des haillons; et puis, pour le bureau de charité, il aurait fallu, pour me faire inscrire, aller, retourner peut-être vingt fois au bureau, puisque nous n’avons pas de protections. Ça me ferait perdre plus de temps que ça ne vaudrait.

– Mais comment faire alors?

– Peut-être cette petite dame qui est venue hier ne nous oubliera pas.

– Oui, comptes-y. Mais Mme Mathieu te prêtera bien cent sous; tu travailles pour elle depuis dix ans, elle ne peut pas laisser dans une pareille peine un honnête ouvrier chargé de famille.

– Je ne crois pas qu’elle puisse nous prêter quelque chose. Elle a fait tout ce qu’elle a pu en m’avançant petit à petit cent vingt francs; c’est une grosse somme pour elle. Parce qu’elle est courtière de diamants et qu’elle en a quelquefois pour cinquante mille francs dans son cabas, elle n’en est pas plus riche. Quand elle gagne cent francs par mois, elle est bien contente, car elle a des charges, deux nièces à élever. Cent sous pour elle, vois-tu, c’est comme cent sous pour nous, et il y a des moments où on ne les a pas, tu le sais bien. Étant déjà de beaucoup en avance avec moi, elle ne peut s’ôter le pain de la bouche à elle et aux siens.

– Voilà ce que c’est que de travailler pour des courtiers au lieu de travailler pour les forts joailliers; ils sont moins regardants quelquefois. Mais tu te laisses toujours manger la laine sur le dos, c’est ta faute.

– C’est ma faute! s’écria ce malheureux, exaspéré par cet absurde reproche; est-ce ta mère ou non qui est cause de toutes nos misères? S’il n’avait pas fallu payer le diamant qu’elle a perdu, ta mère, nous serions en avance, nous aurions le prix de mes journées, nous aurions les onze cents francs que nous avons retirés de la caisse d’épargne pour les joindre aux treize cents francs que nous a prêtés ce M. Jacques Ferrand, que Dieu maudisse!

– Tu t’obstines encore à ne lui rien demander, à celui-là. Après ça, il est si avare que ça ne servirait peut-être à rien; mais enfin on essaie toujours.

– À lui! À lui! M’adresser à lui! s’écria Morel; j’aimerais mieux me laisser brûler à petit feu. Tiens, ne me parle pas de cet homme-là, tu me rendrais fou.

En disant ces mots, la physionomie du lapidaire, ordinairement douce et résignée, prit une expression de sombre énergie, son pâle visage se colora légèrement; il se leva brusquement du grabat où il était assis et marcha dans la mansarde avec agitation. Malgré son apparence grêle, difforme, l’attitude et les traits de cet homme respiraient alors une généreuse indignation.

– Je ne suis pas méchant, s’écria-t-il; de ma vie, je n’ai fait de mal à personne, mais, vois-tu, ce notaire [31]!… Oh! je lui souhaite autant de mal qu’il m’en a fait. Puis, mettant ses deux mains sur son front, il murmura d’une voix douloureuse: Mon Dieu! pourquoi donc faut-il qu’un mauvais sort que je n’ai pas mérité me livre, moi et les miens, pieds et poings liés, à cet hypocrite! Aura-t-il donc le droit d’user de sa richesse pour perdre, corrompre et désoler ceux qu’il veut perdre, corrompre et désoler?

– C’est ça, c’est ça, dit Madeleine, déchaîne-toi contre lui; tu seras bien avancé quand il t’aura fait mettre en prison, comme il peut le faire d’un jour à l’autre pour cette lettre de change de treize cents francs, pour laquelle il a obtenu jugement contre toi. Il te tient comme un oiseau au bout d’un fil. Je le déteste autant que toi, ce notaire; mais, puisque nous sommes dans sa dépendance, il faut bien…

– Laisser déshonorer notre fille, n’est-ce pas? s’écria le lapidaire d’une voix foudroyante.

– Mon Dieu! tais-toi donc, ces enfants sont éveillés… ils t’entendent.

– Bah! bah! tant mieux! reprit Morel avec une effrayante ironie, ça sera d’un bon exemple pour nos deux petites filles; ça les préparera; il n’a qu’un jour à en avoir aussi la fantaisie, le notaire! Ne sommes-nous pas dans sa dépendance? comme tu dis toujours. Voyons, répète donc encore qu’il peut me faire mettre en prison; voyons, parle franchement… il faut lui abandonner notre fille, n’est-ce pas?

Puis ce malheureux termina son imprécation en éclatant en sanglots; car cette honnête et bonne nature ne pouvait longtemps soutenir ce ton de douloureux sarcasme.

– Ô mes enfants! s’écria-t-il en fondant en larmes; mes pauvres enfants! ma Louise, ma bonne et belle Louise!… trop belle, trop belle!… c’est aussi de là que viennent tous nos malheurs. Si elle n’avait pas été si belle, cet homme ne m’aurait pas proposé de me prêter cet argent. Je suis laborieux et honnête, le joaillier m’aurait donné du temps, je n’aurais pas d’obligation à ce vieux monstre, et il n’abuserait pas du service qu’il nous a rendu pour tâcher de déshonorer ma fille, je ne l’aurais pas laissée un jour chez lui. Mais il le faut, il le faut; il me tient dans sa dépendance. Oh! la misère, la misère, que d’outrages elle fait dévorer!

– Mais, comment faire aussi? Il a dit à Louise: «Si tu t’en vas de chez moi, je fais mettre ton père en prison.»

– Oui, il la tutoie comme la dernière des créatures.