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– Morel, casse donc la glace de la cruche, dit Madeleine d’une voix dolente et impatiente; puisque je n’ai pas autre chose à boire que de l’eau, que j’en puisse boire au moins. Tu me laisses mourir de soif.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! quelle patience! Mais comment veux-tu que je fasse? J’ai ta mère sur les bras, s’écria le malheureux lapidaire.

Il ne pouvait parvenir à se débarrasser de l’idiote, qui, commençant à s’irriter de la résistance qu’elle rencontrait, faisait entendre une sorte de grondement courroucé.

– Appelle-la donc, dit Morel à sa femme; elle t’écoute quelquefois, toi.

– Ma mère, allez vous coucher; si vous êtes sage, je vous donnerai du café que vous aimez bien.

– Ça, ça, reprit l’idiote en cherchant cette fois à s’emparer violemment du rubis qu’elle convoitait.

Morel la repoussa avec ménagement, mais en vain.

– Mon Dieu! tu sais bien que tu n’en finiras pas avec elle, si tu ne lui fais pas peur avec le fouet, s’écria Madeleine; il n’y a que ce moyen-là de la faire rester tranquille.

– Il le faut bien; mais, quoiqu’elle soit folle, menacer une vieille femme de coups de fouet, ça me répugne toujours, dit Morel.

Puis, s’adressant à la vieille qui tâchait de le mordre, et qu’il contenait d’une main, il s’écria de sa voix la plus terrible:

– Gare au fouet! si vous n’allez pas vous coucher tout de suite!

Ces menaces furent encore vaines.

Il prit le fouet sous son établi, le fit claquer violemment et en menaça l’idiote, lui disant:

– Couchez-vous tout de suite, couchez-vous!

Au bruit retentissant du fouet, la vieille s’éloigna d’abord brusquement de l’établi, puis s’arrêta, gronda entre ses dents et jeta des regards irrités sur son gendre.

– Au lit! Au lit! répéta celui-ci en s’avançant et en faisant de nouveau claquer son fouet.

Alors l’idiote regagna lentement sa couche à reculons, en montrant le poing au lapidaire.

Celui-ci, désirant terminer cette scène cruelle pour aller donner à boire à sa femme, s’avança très-près de l’idiote, fit une dernière fois brusquement résonner son fouet, sans la toucher néanmoins, et répéta d’une voix menaçante:

– Au lit, tout de suite!

La vieille, dans son effroi, se mit à pousser des hurlements affreux, se jeta sur sa couche et s’y blottit comme un chien dans son chenil, sans cesser de hurler.

Les enfants épouvantés, croyant que leur père avait frappé la vieille, lui crièrent en pleurant:

– Ne bats pas grand’mère, ne la bats pas!

Il est impossible de rendre l’effet sinistre de cette scène nocturne, accompagnée des cris suppliants des enfants, des hurlements furieux de l’idiote et des plaintes douloureuses de la femme du lapidaire.

XIX La dette

Morel le lapidaire avait souvent assisté à des scènes aussi tristes que celles que nous venons de raconter; pourtant il s’écria, dans un accès de désespoir, en jetant son fouet sur son établi:

– Oh! Quelle vie! quelle vie!

– Est-ce ma faute, à moi, si ma mère est idiote? dit Madeleine en pleurant.

– Est-ce la mienne? dit Morel. Qu’est-ce que je demande? de me tuer de travail pour vous tous. Jour et nuit je suis à l’ouvrage; je ne me plains pas, tant que j’en aurai la force, j’irai; mais je ne peux pas non plus faire mon état et être en même temps gardien de fou, de malade et d’enfants! Non, le ciel n’est pas juste à la fin! Non, il n’est pas juste! C’est trop de misère pour un seul homme! dit le lapidaire avec un accent déchirant.

Et, accablé, il retomba sur son escabeau, la tête cachée dans ses mains.

– Puisqu’on n’a pas voulu prendre ma mère à l’hospice, parce qu’elle n’était pas assez folle, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, là? dit Madeleine de sa voix traînante, dolente et plaintive. Quand tu te tourmenteras de ce que tu ne peux pas empêcher, à quoi ça t’avancera-t-il?

– À rien, dit l’artisan; et il essuya ses yeux qu’une larme avait mouillés; à rien… tu as raison. Mais quand tout vous accable, on n’est quelquefois pas maître de soi.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j’ai soif! Je frissonne, et la fièvre me brûle, dit Madeleine.

– Attends, je vais te donner à boire.

Morel alla prendre la cruche sous le toit. Après avoir difficilement brisé la glace qui recouvrait l’eau, il remplit une tasse de ce liquide gelé et s’approcha du grabat de sa femme, qui étendait vers lui ses mains impatientes.

Mais, après un moment de réflexion, il lui dit:

– Non, ça serait trop froid; dans un accès de fièvre, ça te ferait du mal.

– Ça me fera du mal? Tant mieux, donne vite alors, reprit Madeleine avec amertume; ça sera plus tôt fini, ça te débarrassera de moi, tu n’auras plus qu’à être gardien de fou et d’enfants. La malade sera de moins.

– Pourquoi me parler comme cela, Madeleine? je ne le mérite pas, dit tristement Morel. Tiens, ne me fais pas de chagrin, c’est tout juste s’il me reste assez de raison et de force pour travailler; je n’ai pas la tête bien solide, elle n’y résisterait pas; et alors qu’est-ce que vous deviendriez tous? C’est pour vous que je parle; s’il ne s’agissait que de moi, je ne m’embarrasserais guère de demain. Dieu merci! la rivière coule pour tout le monde.

– Pauvre Morel! dit Madeleine attendrie; c’est vrai, j’ai eu tort de te dire d’un air fâché que je voudrais te débarrasser de moi. Ne m’en veux pas, mon intention était bonne; oui, car enfin je vous suis inutile à toi et à nos enfants. Depuis seize mois que je suis alitée… Oh! mon Dieu! que j’ai soif! Je t’en prie, donne-moi à boire.

– Tout à l’heure; je tâche de réchauffer la tasse entre mes mains.

– Es-tu bon! Et moi qui te dis des choses dures, encore!

– Pauvre femme, tu souffres! Ça aigrit le caractère. Dis-moi tout ce que tu voudras, mais ne me dis pas que tu voudrais me débarrasser de toi.

– Mais à quoi te suis-je bonne?

– À quoi nous sont bons nos enfants?

– À te surcharger de travail.

– Sans doute! aussi, grâce à vous autres, je trouve la force d’être à l’ouvrage quelquefois vingt heures par jour, à ce point que j’en suis devenu difforme et estropié. Est-ce que tu crois que sans cela je ferais pour l’amour de moi tout seul le métier que je fais? Oh! non, la vie n’est pas assez belle, j’en finirais avec elle.

– C’est comme moi, reprit Madeleine; sans les enfants, il y a longtemps que je t’aurais dit: «Morel, tu en as assez, moi aussi; le temps d’allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère…» Mais ces enfants… ces enfants…