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– Tu vois donc bien qu’ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. Allons, tiens, bois, mais par petites gorgées, car c’est encore bien froid.

– Oh! merci, Morel, dit Madeleine en buvant avec avidité.

– Assez, assez…

– C’était trop froid; mon frisson redouble, dit Madeleine en lui rendant la tasse.

– Mon Dieu, mon Dieu! je te l’avais bien dit, tu souffres…

– Je n’ai plus la force de trembler. Il me semble que je suis saisie de tous les côtés dans un gros glaçon, voilà tout…

Morel ôta sa veste, la mit sur les pieds de sa femme, et resta le torse nu. Le malheureux n’avait pas de chemise.

– Mais tu vas geler, Morel!

– Tout à l’heure, si j’ai trop froid, je reprendrai ma veste un moment.

– Pauvre homme!… ah! tu as bien raison, le ciel n’est pas juste. Qu’est-ce que nous avons fait pour être si malheureux, tandis que d’autres…?

– Chacun a ses peines, les grands comme les petits.

– Oui, mais les grands ont des peines qui ne leur creusent pas l’estomac et qui ne les font pas grelotter. Tiens, quand je pense qu’avec le prix d’un de ces diamants que tu polis nous aurions de quoi vivre dans l’aisance, nous et nos enfants, ça révolte. Et à quoi ça leur sert-il, ces diamants?

– S’il n’y avait qu’à dire: à quoi ça sert-il aux autres? on irait loin. C’est comme si tu disais: à quoi ça sert-il à ce monsieur, que Mme Pipelet appelle le commandant, d’avoir loué et meublé le premier étage de cette maison, où il ne vient jamais? À quoi ça lui sert-il d’avoir là de bons matelas, de bonnes couvertures, puisqu’il loge ailleurs?

– C’est bien vrai. Il y aurait là de quoi nipper pour longtemps plus d’un pauvre ménage comme le nôtre… sans compter que tous les jours Mme Pipelet fait du feu pour empêcher ses meubles d’être abîmés par l’humidité. Tant de bonne chaleur perdue, tandis que nous et nos enfants nous gelons! Mais tu me diras à ça: nous ne sommes pas des meubles. Oh! ces riches, c’est si dur!

– Pas plus durs que d’autres, Madeleine. Mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c’est que la misère. Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux: à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous? Et puis, je te dis… ils ne savent pas… Comment se feraient-ils une idée des privations des autres? Ont-ils grand-faim, grande est leur joie, ils n’en dînent que mieux. Fait-il grand froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée: c’est tout simple; s’ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d’un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu’à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas!… À leur place nous ferions comme eux.

– Les pauvres gens sont donc meilleurs qu’eux tous, puisqu’ils s’entraident! Cette bonne petite Mlle Rigolette, qui nous a si souvent veillés, moi ou les enfants, pendant nos maladies, a emmené hier Jérôme et Pierre pour partager son souper. Et son souper, ça n’est guère; une tasse de lait et du pain. À son âge on a bon appétit; bien sûr elle se sera privée.

– Pauvre fille! Oui, elle est bien bonne. Et pourquoi? parce qu’elle connaît la peine. Et, comme je dis toujours: si les riches savaient! Si les riches savaient!

– Et cette petite dame qui est venue avant-hier, d’un air effaré, nous demander si nous avions besoin de quelque chose, maintenant elle sait, celle-là, ce que c’est que des malheureux… eh bien! elle n’est pas revenue.

– Elle reviendra peut-être; car, malgré sa figure effrayée, elle avait l’air bien doux et bien comme il faut.

– Oh! avec toi, dès qu’on est riche, on a toujours raison. On dirait que les riches sont faits d’une autre pâte que nous.

– Je ne dis pas cela, reprit doucement Morel; je dis au contraire qu’ils ont leurs défauts; nous avons, nous, les nôtres.

«Le malheur est qu’ils ne savent pas… Le malheur est qu’il y a, par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher. Vous êtes resté probe jusqu’à cinquante ans; mais l’extrême misère, la faim vous poussent au mal, et voilà un coquin de plus; tandis que si on avait su… Mais à quoi bon penser à cela?… Le monde est comme il est. Je suis pauvre et désespéré, je parle ainsi; je serais riche, je parlerais de fêtes et de plaisirs.

«Eh bien! pauvre femme, comment vas-tu?

– Toujours la même chose… Je ne sens plus mes jambes. Mais toi, tu trembles; reprends donc ta veste, et souffle cette chandelle qui brûle pour rien; voilà le jour.

En effet, une lueur blafarde, glissant péniblement à travers la neige dont était obstrué le carreau de la lucarne, commençait à jeter une triste clarté dans l’intérieur de ce réduit et rendait son aspect plus affreux encore. L’ombre de la nuit voilait au moins une partie de ces misères.

– Je vais attendre qu’il fasse assez clair pour me remettre à travailler, dit le lapidaire en s’asseyant sur le bord de la paillasse de sa femme et en appuyant son front dans ses deux mains.

Après quelques moments de silence, Madeleine lui dit:

– Quand Mme Mathieu doit-elle revenir chercher les pierres auxquelles tu travailles?

– Ce matin. Je n’ai plus qu’une facette d’un diamant faux à polir.

– Un diamant faux!… toi qui ne tailles que des pierres fines, malgré ce qu’on croit dans la maison!

– Comment! tu ne sais pas!… Mais c’est juste, quand l’autre jour Mme Mathieu est venue, tu dormais. Elle m’a donné dix diamants faux, dix cailloux du Rhin à tailler, juste de la même grosseur et de la même manière que le même nombre de pierres fines qu’elle m’apportait, celles qui sont là avec des rubis. Je n’ai jamais vu des diamants d’une plus belle eau; ces dix pierres-là valent certainement plus de soixante mille francs.

– Et pourquoi te les fait-elle imiter en faux?

– Une grande dame à qui ils appartiennent, une duchesse, je crois, a chargé M. Baudoin le joaillier de vendre sa parure et de lui faire faire à la place une parure en pierres fausses. Mme Mathieu, la courtière en pierreries de M. Baudoin, m’a appris cela en m’apportant les pierres vraies, afin que je donne aux fausses la même coupe et la même forme; Mme Mathieu a chargé de la même besogne quatre autres lapidaires, car il y a quarante ou cinquante pierres à tailler. Je ne pouvais pas tout faire, cela devait être prêt ce matin; il faut à M. Baudoin le temps de remonter des pierres fausses. Mme Mathieu dit que souvent des dames font ainsi en cachette remplacer leurs diamants par des cailloux du Rhin.