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– Quelle admirable nature! dit le prieur en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, le frère Gorenflot aime la table et cultive les arts; vous voyez comme il mange! Ah! si vous aviez entendu le sermon qu'il a fait certaine nuit, sermon dans lequel il offrait de se dévouer pour le triomphe de la foi! C'est une bouche qui parle comme celle de saint Jean Chrysostome, et qui engloutit comme celle de Gargantua.

Cependant, parfois, au milieu de toutes ces splendeurs, un nuage passe sur le front de Gorenflot; les volailles du Mans fument inutilement devant ses larges narines; les petites huîtres de Flandre, dont il engloutit un millier en se jouant, bâillent et se contournent en vain dans leur conque nacrée; les bouteilles aux différentes formes restent intactes, quoique débouchées; Gorenflot est lugubre, Gorenflot n'a pas faim, Gorenflot rêve.

Alors le bruit court que le digne Génovéfain est en extase, comme saint François, ou en pamoison, comme sainte Thérèse, et l'admiration redouble.

Ce n'est plus un moine, c'est un saint; ce n'est plus même un saint, c'est un demi-dieu; quelques-uns même vont jusqu'à dire que c'est un dieu complet.

– Chut! murmure-t-on, ne troublons pas la rêverie du frère Gorenflot.

Et l'on s'écarte avec respect.

Le prieur seul attend le moment où frère Gorenflot donne un signe quelconque de vie. Il s'approche du moine, lui prend la main avec affabilité et l'interroge avec respect.

Gorenflot lève la tête et regarde le prieur avec des yeux hébétés.

Il sort d'un autre monde.

– Que faisiez-vous, mon digne frère? demande le prieur.

– Moi? dit Gorenflot.

– Oui, vous; vous faisiez quelque chose.

– Oui, mon père, je composais un sermon.

– Dans le genre de celui que vous nous avez si bravement débité dans la nuit de la sainte Ligue.

Chaque fois qu'on lui parle de ce sermon, Gorenflot déplore son infirmité.

– Oui, dit-il en poussant un soupir dans le même genre. Ah! quel malheur que je n'aie pas écrit celui-là!

– Un homme comme vous a-t-il besoin d'écrire, mon cher frère? Non, il parle d'inspiration, il ouvre la bouche, et, comme la parole de Dieu est en lui, la parole de Dieu coule de ses lèvres.

– Vous croyez, dit Gorenflot.

– Heureux celui qui doute, répond le prieur.

En effet, de temps en temps, Gorenflot, qui comprend les nécessités de la position, et qui est engagé par ses antécédents, médite un sermon. Foin de Marcus Tullius, de César, de saint Grégoire, de saint Augustin, de saint Jérôme et de Tertullien, la régénération de l'éloquence sacrée va commencer à Gorenflot. Rerum novus ordo nascitur.

De temps en temps aussi, à la fin de son repas, ou au milieu de ses extases, Gorenflot se lève, et, comme si un bras invisible le poussait, va droit à l'écurie; arrivé là, il regarde avec amour Panurge qui hennit de plaisir, puis il passe sa main pesante sur le pelage plantureux où ses gros doigts disparaissent tout entiers. Alors c'est plus que du plaisir, c'est du bonheur: Panurge ne se contente plus de hennir, il se roule.

Le prieur et trois ou quatre dignitaires du couvent l'escortent d'ordinaire dans ces excursions, et font mille platitudes à Panurge: l'un lui offre des gâteaux, l'autre des biscuits, l'autre des macarons, comme autrefois ceux qui voulaient se rendre Pluton favorable offraient des gâteaux au miel à Cerbère.

Panurge se laisse faire; il a le caractère accommodant; d'ailleurs, lui qui n'a pas d'extases, lui qui n'a pas de sermon à méditer, lui qui n'a d'autre réputation à soutenir que sa réputation d'entêtement, de paresse et de luxure, trouve qu'il ne lui reste rien à désirer, et qu'il est le plus heureux des ânes.

Le prieur le regarde avec attendrissement.

– Simple et doux, dit-il, c'est la vertu des forts.

Gorenflot a appris que l'on dit en latin ita pour dire oui; cela le sert merveilleusement, et, à tout ce qu'on lui dit, il répond ita avec une fatuité qui ne manque jamais son effet.

Encouragé par cette adhésion perpétuelle, l'abbé lui dit parfois:

– Vous travaillez trop, mon cher frère, cela vous rend triste de cœur.

Et Gorenflot répond à messire Joseph Foulon, comme Chicot répond parfois à Sa Majesté Henri III:

– Qui sait?

– Peut-être nos repas sont-ils un peu grossiers, ajoute le prieur, désirez-vous qu'on change le frère cuisinier? vous le savez, cher frère: Quaedam saturationes minus succedunt.

– Ita, répond éternellement Gorenflot en redoublant de tendresse pour son âne.

– Vous caressez bien votre Panurge, mon frère, dit le prieur; la manie des voyages vous reprendrait-elle?

– Oh! répond alors Gorenflot avec un soupir.

Le fait est que c'est là le souvenir qui tourmente Gorenflot. Gorenflot, qui avait d'abord trouvé son éloignement du couvent un immense malheur, a découvert dans l'exil des joies infinies et inconnues dont la liberté est la source. Au milieu de son bonheur, un ver le pique au cœur: c'est le désir de la liberté; la liberté avec Chicot; le joyeux convive; avec Chicot, qu'il aime sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que, de temps en temps, il le bat.

– Hélas! dit timidement un jeune frère qui a suivi le jeu de la physionomie du moine, je crois que vous avez raison, digne prieur, et que le séjour du couvent fatigue le révérend père.

– Pas précisément; dit Gorenflot; mais je sens que je suis né pour une vie de lutte, pour la politique du carrefour, pour le prêche de la borne.

Et, en disant ces mots, les yeux de Gorenflot s'animent; il pense aux omelettes de Chicot, au vin d'Anjou de maître Claude Bonhommet, à la salle basse de la Corne-d'Abondance.

Depuis la soirée de la Ligue, ou plutôt depuis la matinée du lendemain où il est rentré à son couvent, on ne l'a pas laissé sortir; depuis que le roi s'est fait chef de l'Union, les ligueurs ont redoublé de prudence.

Gorenflot est si simple, qu'il n'a même pas pensé à user de sa position pour se faire ouvrir les portes. On lui a dit: «Frère, il est défendu de sortir,» et il n'est point sorti.

On ne se doutait point de cette flamme intérieure qui lui rendait pesante la félicité du couvent.

Aussi, voyant que sa tristesse augmente de jour en jour, le prieur lui dit un matin:

– Très cher frère, nul ne doit combattre sa vocation; la vôtre est de militer pour le Christ: allez donc, remplissez la mission que le Seigneur vous a confiée; seulement, veillez bien sur votre précieuse vie, et revenez pour le grand jour.