La réputation d'opulence de M. le duc d'Anjou fut solidement établie à partir de ce jour-là; et toute la province demeura convaincue, d'après le spectacle qui avait passé sous ses yeux, qu'il était assez riche pour guerroyer contre l'Europe entière, si besoin était.
Cette confiance devait aider les bourgeois à prendre en patience les nouvelles tailles que le duc, aidé des conseils de ses amis, était dans l'intention de lever sur les Angevins. D'ailleurs, les Angevins allaient presque au-devant des désirs du duc d'Anjou.
On ne regrette jamais l'argent que l'on prête ou que l'on donne aux riches.
Le roi de Navarre, avec sa renommée de misère, n'aurait pas obtenu le quart du succès qu'obtenait le duc d'Anjou avec sa renommée d'opulence.
Mais revenons au duc.
Le digne prince vivait en patriarche, regorgeant de tous les biens de la terre, et, chacun le sait, l'Anjou est une bonne terre.
Les routes étaient couvertes de cavaliers accourant vers Angers, pour faire au prince leurs soumissions ou leurs offres de services.
De son côté, M. d'Anjou poussait des reconnaissances aboutissant toujours à la recherche de quelque trésor.
Bussy était arrivé à ce qu'aucune de ces reconnaissances n'eût été poussée jusqu'au château qu'habitait Diane.
C'est que Bussy se réservait ce trésor-là pour lui seul, pillant, à sa manière, ce petit coin de la province, qui, après s'être défendu de façon convenable, s'était enfin livré à discrétion.
Or, tandis que M. d'Anjou reconnaissait et que Bussy pillait, M. de Monsoreau, monté sur son cheval de chasse, arrivait aux portes d'Anjou.
Il pouvait être quatre heures du soir; pour arriver à quatre heures, M. de Monsoreau avait fait dix-huit lieues dans la journée. Aussi, ses éperons étaient rouges; et son cheval, blanc d'écume, était à moitié mort.
Le temps était passé de faire aux portes de la ville des difficultés à ceux qui arrivaient: on était si fier, si dédaigneux maintenant à Angers, qu'on eût laissé passer sans conteste un bataillon de Suisses, ces Suisses eussent-ils été commandés par le brave Crillon lui-même.
M. de Monsoreau, qui n'était pas Crillon, entra tout droit en disant:
– Au palais de monseigneur le duc d'Anjou.
Il n'écouta point la réponse des gardes, qui hurlaient une réponse derrière lui. Son cheval ne semblait tenir sur ses jambes que par un miracle d'équilibre dû à la vitesse même avec laquelle il marchait: il allait, le pauvre animal, sans avoir plus aucune conscience de sa vie, et il y avait à parier qu'il tomberait quand il s'arrêterait.
Il s'arrêta au palais; mais M. de Monsoreau était excellent écuyer, le cheval était de race: le cheval et le cavalier restèrent debout.
– Monsieur le duc! cria le grand veneur.
– Monseigneur est allé faire une reconnaissance, répondit la sentinelle.
– Où cela? demanda M. de Monsoreau.
– Par-là, dit le factionnaire en étendant la main vers un des quatre points cardinaux.
– Diable! fit Monsoreau, ce que j'avais à dire au duc était cependant bien pressé; comment faire?
– Mettre t'abord fotre chifal à l'égurie, répliqua la sentinelle, qui était un reître d'Alsace; gar si fous ne l'abbuyez pas contre un mur il dombera.
– Le conseil est bon, quoique donné en mauvais français, dit Monsoreau. Où sont les écuries, mon brave homme?
– Là-pas!
En ce moment un homme s'approcha du gentilhomme et déclina ses qualités.
C'était le majordome.
M. de Monsoreau répondit à son tour par l'énumération de ses nom, prénoms et qualités.
Le majordome salua respectueusement; le nom du grand veneur était dès longtemps connu dans la province.
– Monsieur, dit-il, veuillez entrer et prendre quelque repos. Il y a dix minutes à peine que monseigneur est sorti; Son Altesse ne rentrera pas avant huit heures du soir.
– Huit heures du soir! reprit Monsoreau en rongeant sa moustache, ce serait perdre trop de temps. Je suis porteur d'une grande nouvelle qui ne peut être sue trop tôt par Son Altesse. N'avez-vous pas un cheval et un guide à me donner?
– Un cheval! il y en a dix, monsieur, dit le majordome. Quant à un guide, c'est différent, car monseigneur n'a pas dit où il allait, et vous en saurez, en interrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce rapport; d'ailleurs, je ne voudrais pas dégarnir le château. C'est une des grandes recommandations de Son Altesse.
– Ah! ah! fit le grand veneur, on n'est donc pas en sûreté ici?
– Oh! monsieur, on est toujours en sûreté au milieu d'hommes tels que MM. Bussy, Livarot, Ribérac, Antraguet, sans compter notre invincible prince, monseigneur le duc d'Anjou; mais vous comprenez…
– Oui, je comprends que lorsqu'ils n'y sont pas, il y a moins de sûreté.
– C'est cela même, monsieur.
– Alors je prendrai un cheval frais dans l'écurie, et je tâcherai de joindre Son Altesse en m'informant.
– Il y a tout à parier, monsieur, que, de cette façon, vous rejoindrez monseigneur.
– On n'est point parti au galop?
– Au pas, monsieur, au pas.
– Très bien! c'est chose conclue; montrez-moi le cheval que je puis prendre.
– Entrez dans l'écurie, monsieur, et choisissez vous-même: tous sont à monseigneur.
– Très bien.
Monsoreau entra.
Dix ou douze chevaux, des plus beaux et des plus frais, prenaient un ample repas dans les crèches bourrées du grain et du fourrage le plus savoureux de l'Anjou.
– Voilà, dit le majordome, choisissez. Monsoreau promena sur la rangée de quadrupèdes un regard de connaisseur.
– Je prends ce cheval bai-brun, dit-il, faites-le-moi seller.
– Roland.
– Il s'appelle Roland?
– Oui, c'est le cheval de prédilection de Son Altesse. Il le monte tous les jours; il lui a été donné par M. de Bussy, et vous ne le trouveriez certes pas à l'écurie si Son Altesse n'essayait pas de nouveaux chevaux qui lui sont arrivés de Tours.
– Allons, il paraît que je n'ai pas le coup d'œil mauvais.
Un palefrenier s'approcha.
– Sellez Roland, dit le majordome.
Quant au cheval du comte, il était entré de lui-même dans l'écurie et s'était étendu sur la litière, sans attendre même qu'on lui ôtât son harnais.