Jean-François m’a fait signe de ne pas insister. J’ai failli proposer «Madone über ailes» comme signature mais je me suis dégonflé. Vous allez penser que j’exagère un peu, que ce n’est pas si grave. Mais regardez ce qui se joue dans la petite réunion de ce matin. Ce n’est pas juste une présentation de campagne anodine: c’est une réunion plus importante que les accords de Munich. (A Munich, en 1938, des chefs d’État français et anglais, Edouard Daladier et Neville Chamberlain, ont abandonné la Tchécoslovaquie aux nazis, comme ça, sur un coin de table.) Des centaines de réunions comme celle de chez Madone abandonnent le monde chaque jour. Des milliers de Munichs quotidiens! Ce qui se passe là est essentiel: le meurtre des idées, l’interdiction du changement. Vous êtes en face d’individus qui méprisent le public, qui veulent le maintenir dans un acte d’achat stupide et conditionné. Dans leur esprit ils s’adressent à la «mongolienne de moins de cinquante ans». Vous tentez de leur proposer quelque chose de marrant, qui respecte un peu les gens, qui tente de les tirer vers le haut, parce que c’est une question de politesse quand on interrompt un film à la télé. Et on vous en empêche. Et c’est toujours pareil, tout le temps, tous les jours, tous les jours… Des milliers de capitulations journalières, la queue basse dans des costumes de Tergal. Des milliers de «lâches soulagements» quotidiens. Petit à petit, ces centaines de milliers de meetings débiles organisent le triomphe de la connerie calculée et méprisante sur la simple et naïve recherche du progrès humain. Idéalement, en démocratie, on devrait avoir envie d’utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bouger les mentalités au lieu de les écrabouiller. Cela n’arrive jamais car les personnes qui disposent de ce pouvoir préfèrent ne prendre aucun risque. Les annonceurs veulent du prémâché, prétesté, ils ne veulent pas faire fonctionner votre cerveau, ils veulent vous transformer en moutons, je ne plaisante pas, vous verrez qu’un jour ils vous tatoueront un codebarre sur le poignet. Ils savent que votre seul pouvoir réside dans votre Carte bleue. Ils ont besoin de vous empêcher de choisir. Il faut qu’ils transforment vos actes gratuits en actes d’achat.
La résistance au changement, c’est dans toutes ces salles de réunion impersonnelles qu’elle se pratique de la façon la plus violente. Le coeur de l’immobilisme réside dans cet immeuble, entre ces petits cadres à pellicules et talonnettes. On leur a confié les clés du pouvoir, personne ne sait pourquoi. Ils sont le centre du monde! Les hommes politiques ne contrôlent plus rien; c’est l’économie qui gouverne. Le marketing est une perversion de la démocratie: c’est l’orchestre qui gouverne le chef. Ce sont les sondages qui font la politique, les tests qui font la publicité, les panels qui choisissent les disques diffusés à la radio, les «sneak previews» qui déterminent la fin des films de cinéma, les audimats qui font la télévision, toutes ces études manipulées par tous les Alfreds Dulers de la terre. Plus personne n’est responsable, sauf les Alfreds Dulers. Les Alfreds Dulers tiennent les rênes, mais ne vont nulle part. Big Brother is not watching you, Big Brother is testing you. Mais le sondagisme est un conservatisme. C’est une abdication. On ne veut plus vous proposer quoi que ce soit qui puisse RISQUER de vous déplaire. C’est ainsi qu’on tue l’innovation, l’originalité, la création, la rébellion. Tout le reste en découle. Nos existences clonées… Notre hébétude somnambule… L’isolement des êtres… La laideur universelle anesthésiée… Non, ce n’est pas une petite réunion. C’est la fin du monde en marche. On ne peut pas à la fois obéir au monde et le transformer. Un jour, on étudiera à l’école comment la démocratie s’est autodétruite.
Dans cinquante ans, Alfred Duler sera poursuivi pour crimes contre l’humanité. Chaque fois que ce type emploie le mot «marché», il faut comprendre «gâteau». S’il dit «Études de marché», cela veut dire «Études du gâteau»; «économie de marché» signifie «économie du gâteau». Cet homme est favorable à la libéralisation du gâteau, il veut lancer de nouveaux produits sur le gâteau, se lancer à la conquête de nouveaux gâteaux, et n’oublie jamais de préciser que le gâteau est mondial. Il vous hait, sachez-le. Pour lui, vous n’êtes que du bétail à gaver, des chiens de Pavlov, tout ce qui l’intéresse c’est votre fric dans la poche de ses actionnaires (les fonds de pension américains, c’est-à-dire une bande de retraités liftés en train de crever au bord des piscines de Miami, Floride). Et que tourne le Meilleur des Mondes Matérialistes.
J’ai prié Alfred de m’excuser à nouveau car je sentais que j’étais sur le point de saigner du nez. C’est le problème avec la cocaïne parisienne: elle est tellement coupée qu’il faut avoir les narines solides. Je sentais le sang affluer. Je me suis levé en reniflant à toute berzingue pour foncer aux chiottes et là, mon nez s’est mis à pisser comme jamais, il n’arrêtait pas de dégouliner, il y avait du sang partout, sur le miroir, sur ma chemise, sur le rouleau de serviette automatisé, sur le carrelage, et mes narines faisaient de grosses bulles rouges. Heureusement que personne n’est entré à ce moment-là, je me suis regardé dans la glace et j’ai vu mon visage ensanglanté, du rouge partout, sur le menton, la bouche, le col, le lavabo cramoisi, et j’avais du sang sur les mains — cette fois ça y est, ils avaient gagné, j’avais littéralement du sang sur les mains — et ça m’a donné une idée, alors j’ai écrit sur les murs de leurs chiottes «Pigs», «PIGS» sur la porte, et je suis sorti dans le couloir, pigs sur le contreplaqué, pigs sur la moquette, pigs dans l’ascenseur, et je me suis enfui, je crois que les caméras de surveillance doivent avoir immortalisé cet instant glorieux. Le jour où j’ai baptisé le capitalisme de mon propre sang.
6
Oups! Le Président de mon agence vient d’entrer dans mon bureau. Il porte un pantalon blanc, un blazer marine avec une pochette blanche et des boutons dorés, une chemise à carreaux roses en vichy (évidemment). J’ai à peine eu le temps de faire disparaître ce texte de mon écran. Il m’a tapé sur l’épaule avec paternalisme: «Alors, ça usine sec?» Philippe m’aime bien car il subodore que j’ai conservé une certaine distance avec ce métier. Il sait que sans moi il n’est rien — et c’est réciproque: moi, sans lui, adieu l’île déserte, la coke et les putes (Véronika alanguie sur Fiona engodée, avec moi dans Véronika). Il fait partie des gens que je regretterai quand je serai grillé avec l’ensemble de la publicité française dès la parution de cet opuscule. Il me paie cher pour me prouver son amour. Je le respecte parce qu’il a un plus grand appartement que moi. Là il me tape sur l’épaule bizarrement, et me souffle à l’oreille d’une voix tendue:
— Dis-moi… T’es fatigué en ce moment?
Je hausse les épaules:
— Depuis que je suis né.
— Octave, tu sais qu’on t’adore ici. Mais fais un peu gaffe, il paraît que tu as pété un câble ce matin chez Madone. Duler m’a appelé pour gueuler et j’ai dû envoyer une équipe de nettoyage pour effacer tes oeuvres d’art. Peut-être que tu devrais prendre du repos…
— Tu ne crois pas qu’il faudrait plutôt me virer?
Philippe rigole, me tape encore dans le dos.
— Tout de suite les grands mots. Il n’en est pas question, on apprécie trop ton talent. Ta présence fait beaucoup de bien à la Rosse — tu sais que les Américains ont adoré les films Orangina-Cola et ta baseline «C’EST BEAUCOUP TROP WONDERFUL» a obtenu un bon score Ipsos — mais simplement peut-être qu’il faut que tu ailles moins souvent chez le client, pas vrai?
— Attends, j’ai été très calme: ce débile de Duler m’a sermonné avec le «spamming» sur le web, j’aurais très bien pu demander à Charlie de lui envoyer un virus «cheval de Troie» en pièce jointe par e-mail pour dézinguer son système. Ça lui aurait coûté plus cher qu’un ravalement des chiottes.