Il n’y a pas une grande différence entre consommer et consumer.
A un moment, j’ai cru que je pourrais être le grain de sable dans l’engrenage. Le rebelle dans le ventre encore fécond de la bête; soldat de première classe dans l’infanterie du global marketplace. Je disais: «on ne peut pas détourner un avion sans monter dedans, il faut changer les choses de l’intérieur, comme disait Gramsci» (Gramsci fait plus chic que Trotski mais prône le même entrisme. J’aurais aussi bien pu citer Tony Blair ou Daniel Cohn-Bendit). Cela m’aidait à accomplir le sale boulot. Après tout, les soixante-huitards ont commencé par faire la révolution, puis ils sont entrés dans la pub — moi, je voulais faire l’inverse.
Je m’imaginais comme une sorte de Che Guevara libéral, un révolté en veste Gucci. Tenez, j’étais le Sous-Commandant Gucche! Viva el Gucche! Excellente marque. Très bonne mémorisation. Deux problèmes au niveau du percept:
1) elle sonne comme «Duce»;
2) le plus grand révolutionnaire du XX siècle n’est pas Che Guevara mais Mikhaïl Gorbatchev.
Le soir, en rentrant dans mon gigantesque appartement, j’avais parfois du mal à m’endormir en pensant aux sans-logis. En fait c’est la coke qui me maintenait éveillé. Son goût métallique remontait dans ma gorge. Je me masturbais dans le lavabo avant d’avaler un Stilnox. Je me réveillais vers midi. Je n’avais plus de femme.
Je crois qu’à la base, je voulais faire le bien autour de moi. Cela n’a pas été possible pour deux raisons: parce qu’on m’en a empêché, et parce que j’ai abdiqué. Ce sont toujours les gens animés des meilleures intentions qui deviennent des monstres. Aujourd’hui je sais que rien ne changera, c’est impossible, il est trop tard. On ne peut pas lutter contre un adversaire omniprésent, virtuel et indolore. Contrairement à Pierre de Coubertin, je dirais qu’aujourd’hui l’essentiel, c’est de ne pas participer. Il faut foutre le camp comme Gauguin, Rimbaud ou Castaneda, voilà tout. Partir sur l’île déserte avec Angelica qui met de l’huile sur les seins de Juliana qui te pompe le dard. Cultiver son jardin de marijuana en espérant seulement qu’on sera mort avant la fin du monde. Les marques ont gagné la World War III contre les humains. La particularité de la Troisième Guerre mondiale, c’est que tous les pays l’ont perdue en même temps. Je vous annonce un scoop: David ne bat jamais Goliath. J’étais naïf. La candeur n’est pas une qualité requise dans cette corporation. Je me suis bien fait avoir. C’est, d’ailleurs, mon seul point commun avec vous.
5
J’ai dégueulé mes douze cafés dans les toilettes de Madone International puis je me suis tapé un trait pour me remettre d’aplomb. Je me suis aspergé le visage d’eau glacée avant de retourner en réunion. Pas étonnant qu’aucun créatif ne veuille travailler pour Madone. On n’y boit pas du petit lait. Mais j’avais d’autres scénarios en réserve: je leur ai proposé un pastiche de Drôles de Dames avec trois jolies femmes qui gambadent en braquant des pistolets vers la caméra sur une musique soûl des années 70; elles arrêtent des malfaiteurs en leur récitant des poèmes de Baudelaire (prises de judo, coups de pied kung-fu, roulades et cabrioles à l’appui); l’une d’elles regarde alors l’objectif tout en tordant le bras d’un pauvre gangster qui gémit de douleur; elle s’écrie:
— Nous n’aurions pas pu réaliser cette arrestation sans Maigrelette 0 % aux fruits. Pour être en forme physique et mentale!
Cette proposition n’a pas plus été couronnée de succès que les suivantes: une parodie de film hindou structuraliste, des James Bond Girls chez le psychanalyste, un remake de Wonderwoman par Jean-Luc Godard, une conférence de Julia Kristeva filmée par David Hamilton…
L’idiot du village global poursuivait sa diatribe contre l’humour:
— Vous les créas, vous vous prenez pour des artistes, vous ne pensez qu’à gagner des prix à Cannes, moi j’ai des comptes à rendre, je suis en Go/No Go sur ce truc-là, il faut déstocker en linéaire, on a des impératifs, vous comprenez, Octave, vous m’êtes très sympathique, vos blagues me font marrer, mais moi je ne suis pas la ménagère de moins de cinquante ans, on travaille sur un marché, il faut faire abstraction de notre propre jugement et s’adapter à notre cible, penser à la tête de gondole de Vesoul…
— Venise, ai-je rétorqué. Laissez les gondoles à Venise.
Le proctérien n’a pas ri. Il a embrayé sur une apologie des tests. Ses sous-fifres cravatés continuaient de gribouiller sur leurs blocs-notes.
— On a réuni vingt acheteuses et elles n’ont rien capté à vos délires: elles ne nous ont rien restitué. Ce qu’elles veulent, c’est de l’info, qu’on leur montre le produit et le prix, point barre. Et puis il est où mon key visual, là-dedans? Vos idées créatives, c’est bien joli, mais moi, je suis un lessivier, j’ai besoin de quelque chose de déclinable en PLV! Et comment je fais ma pub sur Internet? Les Américains sont déjà en train d’inventer le «spam», c’est-à-dire l’envoi de promos par e-mail, et vous, vous raisonnez encore comme au XXesiècle! Vous me la ferez pas! J’ai fait l’école de la déterge, moi! Le terrain, y a que ça de vrai! Alors je suis prêt à acheter quelque chose d’étonnant mais en tenant compte de nos contraintes!
J’ai fait le maximum pour garder mon calme:
— Monsieur, permettez-moi de vous poser une question: comment voulez-vous étonner vos consommatrices si vous leur demandez leur avis auparavant? Est-ce que par hasard vous demandez à votre femme de choisir la surprise que vous allez lui faire pour son anniversaire?
— Ma femme déteste les surprises.
— C’est pour ça qu’elle vous a épousé?
Jean-François a été pris d’une quinte de toux.
J’avais beau sourire poliment à Duler, je ne pouvais m’empêcher de songer à cette phrase d’Adolf Hitler: «Si vous désirez la sympathie des masses, vous devez leur dire les choses les plus stupides et les plus crues». Ce mépris, cette haine du peuple considéré comme une entité vague… Parfois, j’ai l’impression que, pour obliger les consommateurs à bouffer leurs produits, les industriels seraient presque prêts à ressortir les wagons à bestiaux. Puis-je hasarder trois autres citations? «Ce que nous recherchons, ce n’est pas la vérité, c’est l’effet produit». «La propagande cesse d’être efficace à l’instant où sa présence devient visible». «Plus un mensonge est gros, plus il passe». Elles sont de Joseph Goebbels (encore lui).
Alfred Duler poursuivait sa diatribe:
— On a un objectif qui est de fourguer 12 000 tonnes cette année. Vos filles qui courent sur la plage en parlant philo, c’est trop intello, c’est bien pour le Café de Flore, mais la consommatrice lambda elle y pigera que dalle! Quant à citer Ecce Homo, moi je sais de quoi il s’agit, mais pour le grand public, ça risque de faire un peu pédé! Non, franchement, il faut me retravailler tout ça, je suis désolé. Vous savez, chez Procter on a un dicton: «Ne prenez pas les gens pour des cons, mais n’oubliez jamais qu’ils le sont».
— C’est atroce, ce que vous dites! Cela veut dire que la démocratie conduit à l’autodestruction. C’est avec ce genre de maximes qu’on fera revenir le fascisme: on commence par dire que le peuple est con, ensuite on le supprime.
— Oh! vous n’allez quand même pas nous ressortir le couplet du créatif rebelle. On vend du yaourt, on n’est pas là pour faire la révolution, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui? On ne t’a pas laissé rentrer aux Bains hier soir, c’est ça?
L’ambiance devenait houleuse. Jean-François a tenté de dévier la conversation:
— Mais franchement, le décalage entre ces filles sexy qui parlent d’herméneutique platonicienne… ça exprime exactement ce que vous voulez dire: beauté et intellect… non?
— La phrase est trop longue pour une bâche de camion, a tranché un des sbires binoclards.
— Puis-je vous rappeler le principe de la pub: créer un décalage humoristique (ce que l’on appelle «saut créatif» dans notre jargon) qui provoque le sourire chez le spectateur, créant ainsi une connivence, laquelle permet de vendre la marque? D’ailleurs pour des soi-disant proctériens, votre stratégie est plutôt bancale, excusez-moi: minceur et intelligence, comme «unique selling proposition», ça se pose là!!