Il relève le nez de ses fiches et change de transparent. Sur le mur, on peut lire ceci en caractères gras:
«Un constat en demi-teinte (suite):
Émotionnel
Gourmand/irrésistible
Plaisir/Fashion MAIGRELETTE Minceur/Beauté
Sain/nutritionnel
Rationnel».
Comme personne ne moufte, il continue de paraphraser ce qui a été tapé sur Word 6 par son assistante (dont l’enfant était en train d’attraper une otite à la crèche municipale):
— Comme il avait été décidé le 23 avec Luc et Alfred, notre réflexion s’est appuyée sur le bénéfice conso: «Avec Maigrelette, je reste mince mais en plus je mange intelligent grâce à ses vitamines et son apport en calcium». Sur ce secteur très encombré, la brand review nous a montré en effet qu’il fallait miser sur le double insight: beauté + santé. Maigrelette, c’est bon pour mon corps et pour mon esprit. La tête et les jambes en quelque sorte, ha ha hem.
Ce discours est le fruit de la réflexion du département planning stratégique (deux quadragénaires dépressives) et de ses sous-chefs de pub (sortis de Sup de Co Dijon). Il est surtout calqué sur les désirs et les goûts du client et sert à justifier a priori le script que j’ai pondu la veille au soir. Ici Jef s’arrête de rire car il se sent un peu seul. Il continue sa danse du ventre:
— Nous avons trouvé un concept fédérateur qui, je crois, tout en collant à la copy-strat, permet vraiment de conférer un maximum d’impact à la promesse produit, notamment au niveau du code visuel. Bon, eh bien, je laisse la parole à Octave.
Étant donné qu’Octave c’est moi, je suis bien obligé de me lever et de raconter le projet de film dans un silence de mort, en montrant le storyboard de douze images couleurs dessinées par un roughman surpayé.
— Bon ben, voilà: nous sommes sur la plage de Malibu, en Californie. Il fait un temps superbe. Deux sublimes blondes courent sur le sable en maillot de bain rouge. Tout à coup, l’une dit à l’autre: «L’exégèse onomastique se trouve en butte au rédhibitoire herméneutique». L’autre répond: «Attention toutefois à ne pas tomber dans la paronomase ontologique». Pendant ce temps, dans l’océan, deux surfeurs bronzés s’engueulent: «Sais-tu que Nietzsche fait un éloge complètement hédoniste de la natation dans Ecce Homo?» L’autre rétorque, très fâché: «Pas du tout, il défend seulement le concept de «Grande Santé» en tant que solipsisme allégorique!» Nous revenons sur la plage où les deux filles dessinent à présent des équations mathématiques sur le sable. Dialogue: «Si l’on prend comme hypothèse que la racine cubique de x varie en fonction de l’infini…» «Oui, dit l’autre, tu n’as qu’à subdiviser l’ensemble qui tendra vers l’asymptote».
Le film s’achève sur un plan de la barquette Maigrelette avec cette signature: «MAIGRELETTE. ÊTRE MINCE REND INTELLIGENT».
Le silence continue d’être silencieux. Le Directeur du Marketing regarde ses chefs de produit qui prennent des notes pour éviter d’avoir un avis. Jean-François tente un numéro de claquettes sans conviction:
— Bien sûr, il y a la signalétique «mm Madone» à la fin, cela va sans dire. Euh… Nous nous sommes dit que ce serait intéressant de prendre des symboles de la minceur et de les montrer en train d’avoir des conversations très intellectuelles… En plus, il faut savoir que les sports outdoor deviennent de plus en plus mainstream. Bon, et puis il y aurait des déclinaisons possibles: des Miss France qui se disputent à propos de géopolitique et notamment à propos du traité de Brest-Litovsk (1918); des Chippendales à poil qui glosent sur la nudité en tant que libération corporelle et négation de l’aliénation post-moderne, tout en montrant leur musculature, etc. Marrant, non?
Les sous-chefs se mettent à prendre la parole à tour de rôle pour donner leurs commentaires: «j’aime moyen», «j’adhère plutôt», «je suis pas hyperconvaincu même si je saisis bien l’idée», «c’est une piste à investiguer»… A noter que, tel un perroquet, chaque participant répète exactement ce qu’a dit son inférieur hiérarchique. Jusqu’au moment où c’est Duler qui parle. Le grand chef n’est pas d’accord avec ses subalternes:
— Pourquoi faire de l’humour?
Après tout, Alfred Duler a raison: si j’étais lui, moi non plus, je ne rirais pas. Réprimant la montée de mon vomi, j’essaie d’argumenter:
— C’est bon pour votre marque. L’humour vous rend sympathiques. Et c’est excellent pour la mémorisation. Les consommateurs se souviennent mieux de ce qui les fait rire: après ils se raconteront la blague dans les dîners, les bureaux, les cours de récréation. Regardez les comédies qui marchent en ce moment. Les gens qui vont au cinéma, ils aiment s’amuser un peu…
Alfred Duler laisse alors tomber cette phrase immortelle:
— Oui, mais ils ne mangent pas la pellicule après.
Je le prie de m’excuser pour aller aux toilettes, en pensant: «Toi ma grosse merde, tu as gagné ta place dans mon livre. Tu y figureras en bonne place. Dès le troisième chapitre. ALFRED DULER EST UNE GROSSE MERDE»
Tout écrivain est un cafteur. Toute littérature est délation. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire des livres si ce n’est pas pour cracher dans la soupe. Il se trouve que j’ai été le témoin d’un certain nombre d’événements, et que par ailleurs, je connais un éditeur assez fou pour m’autoriser à les raconter. Au départ, je n’avais rien demandé. Je me suis retrouvé au sein d’une machinerie qui broyait tout sur son passage, je n’ai jamais prétendu que je parviendrais à en sortir indemne. Je cherchais partout à savoir qui avait le pouvoir de changer le monde, jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était peut-être moi.
4
En gros, leur idée c’était de détruire les forêts et de les remplacer par des voitures. Ce n’était pas un projet conscient et réfléchi; c’était bien pire. Ils ne savaient pas du tout où ils allaient, mais y allaient en sifflotant — après eux, le déluge (ou plutôt, les pluies acides). Pour la première fois dans l’histoire de la planète Terre, les humains de tous les pays avaient le même but: gagner suffisamment d’argent pour pouvoir ressembler à une publicité. Le reste était secondaire, ils ne seraient pas là pour en subir les conséquences.
Une petite mise au point. Je ne suis pas en train de faire mon autocritique, ni une psychanalyse publique. J’écris la confession d’un enfant du millénaire. Si j’emploie le terme «confession», c’est au sens catholique du terme. Je veux sauver mon âme avant de déguerpir. Je rappelle qu’«il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir». (Évangile selon saint Luc.) Désormais, la seule personne avec qui j’accepte de passer un contrat à durée indéterminée, c’est Dieu.
Je tiens à ce qu’on se souvienne que j’ai tenté de résister, même si je savais que participer aux réunions, c’était déjà collaborer. Rien que de t’asseoir à leur table, dans leurs morbides salles de marbre climatisées, tu participes au décervelage général. Leur vocabulaire belliqueux les trahit: ils parlent de campagnes, de cibles, de stratégies, d’impact. Ils planifient des objectifs, une première vague, une deuxième vague. Ils craignent la cannibalisation, refusent de se faire vampiriser. J’ai entendu dire que chez Mars (le fabricant de barres chocolatées qui porte le nom du dieu de la Guerre), ils numérotent l’année en 12 périodes de 4 semaines; ils ne disent pas le 1er avril mais «P4 SI»! Ce sont des militaires, tout bonnement, en train de mener la Troisième Guerre mondiale. Permettez- moi de vous rappeler que si la publicité est une technique d’intoxication cérébrale qui fut inventée par l’Américain Albert Davis Lasker en 1899, elle a surtout été développée avec beaucoup d’efficacité par un certain Joseph Goebbels dans les années 1930, dans le but de convaincre le peuple allemand de brûler tous les juifs. Goebbels fut un concepteur-rédacteur émérite: «DEUTSCHLAND ÙBER ALLES», «EIN VOLK, EIN REICH, EIN FÙHRER», «ARBEIT MACHT FREI»… Gardez toujours cela à l’esprit: on ne badine pas avec la pub.