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Mais elle restait vaguement insatisfaite, car elle n'avait pu se résoudre encore à absorber les asticots. Et elle se rendait compte qu'elle trichait en protégeant des mouches les débris soustraits au garde-manger. Peut-être, en fin de compte, cela retomberait-il sur leur tête…

Demain, elle essaierait.

VI

107 avroût.

Comme je suis inquiète, se dit Clémentine, accoudée à sa fenêtre. Le jardin se dorait au soleil.

Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l'œil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d'un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d'un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l'eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s'écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre, sous la pierre, il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s'envoler vers le village, s'introduire dans l'étable d'un méchant taureau, le piquer près du nase; le taureau sort de son étable, il démolit tout; le voilà qui part sur le chemin, dans la direction de la maison, il est comme fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s'accrochant aux haies d'épine-vinette; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charrette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc, la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l'air à une hauteur prodigieuse; c'est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure du brancard, un crochet de l'attelage, un rivet des roues, charronnées, puis brisées, réparées au moyen d'éclisses de frêne taillées à la main, et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par-dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l'aile d'une fourmi volante et l'arrache, et la fourmi, mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s'abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique…

– Citroën! où es-tu?

Clémentine s'était précipitée hors de sa chambre, et criait, hors d'elle, tout en descendant l'escalier au grand galop. Dans le vestibule, elle se heurta à la bonne.

– Où sont-ils? Où sont mes enfants?

– Mais ils dorment, répondit l'autre l'air étonné. C'est l'heure de leur sieste.

Eh bien! oui, ce n'est pas arrivé cette fois; mais c'était parfaitement plausible. Elle remonta dans sa chambre. Son cœur battait. Décidément, c'est dangereux de les laisser aller seuls au jardin. En tout cas, il faudra leur interdire de retourner des pierres. On ne sait pas ce qu'on peut trouver sous une pierre. Des cloportes venimeux, des araignées dont la piqûre est mortelle, des cancrelats qui peuvent véhiculer des maladies coloniales contre lesquelles il n'y a pas de remèdes connus, des aiguilles empoisonnées cachées là par un médecin assassin lors de sa fuite vers le village après le meurtre des onze personnes en traitement qu'il avait amenées à modifier leur testament en sa faveur, fraude infâme découverte par un jeune interne du service, un type bizarre avec une barbe rousse.

Que devient donc Jacquemort? pensa-t-elle à ce propos ou vice versa. Je ne le vois plus guère. Ça vaut autant. Sous prétexte qu'il est à la fois psychiatre et psychanalyste, il se mêlerait peut-être de l'éducation de Joël, Noël et de Citroën. Et de quel droit, on se le demande. Les enfants appartiennent à leur mère. Puisqu'elles ont eu mal en les faisant, ils appartiennent à leur mère. Et pas à leur père. Et leurs mères les aiment, par conséquent, il faut qu'ils fassent ce qu'elles disent. Elles savent mieux qu'eux ce qu'il leur faut, ce qui est bon pour eux, ce qui fera qu'ils resteront des enfants le plus longtemps possible. Les pieds des Chinoises. Les Chinoises, on leur met les pieds dans des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu'ils sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont en sueur après avoir joué au cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d'autres choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah! la! la! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment: qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard; je ne l'oublie pas: grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin, le nombre d'accidents est énorme. Ah! Justement! le gravier des allées. Combien de fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils en avalent? On ne peut pas s'en apercevoir tout de suite. Et trois jours après, c'est l'appendicite. Obligé d'opérer d'urgence. Et qui le ferait? Jacquemort? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors, ils mourraient, tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le mercure dépasse la limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de verre vient crever l'œil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'œil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau bouillante sur le fourneau. Il a faim. On ne lui a pas donné son goûter, naturellement, ses frères malades, on l'oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu plus loin que d'habitude, parce qu'elle a été gênée par une poussière volante. Cela n'arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul, et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu'on jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël!